TABLE DES MATIÈRES
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L'Amérique
Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)
Prédiction de Mme de Thèbes
44.000 kilomètres en Amérique
En Amérique pendant et après la guerre
Franchise
Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique
La femme et l'amour en Amérique
La femme enfant
La jeunesse américaine
Le bluff "the greatest in the world"
Les Mécènes
Une drôle de visite
Le seigneur des chambres noires
Les invitations à double but
Un dîner chez Mrs Rita L.
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Le bluff de la charité
Deux glorieuses créatures
Mon "American tragedy"
Mon école à New York
Conclusions de l'Amérique


L'Angleterre
Ma première visite à Londres
Audiences et séjours à Londres
Le singe Consul et moi
Le poète Simon, mon Ronsard
Bernard Shaw ou le penseur éperdu


La Belgique


La Hollande


Du Danemark en Suède et Norvège


L'Allemagne (1897 à 1928)


L'Autriche
Vienne


Hongrie
Budapest


Tchécoslovaquie
Prague


La Pologne
Varsovie
De Cracovie à Varsovie


Russie (décembre 1898)


Roumanie
Bucarest
Jassy


L'Orient
Constantinople (Byzance)


En route pour la Grèce


L'Égypte
Alexandrie
Le Caire


L'Italie
Milano


La Suisse


L'Espagne - Le Portugal


La Côte d'Azur et l'Afrique française


Conclusion

Yvette Guilbert


La Pologne

Varsovie

Il y a vingt-cinq ans, en 1903, que pour la première fois je visitai la Pologne. J'avais engagé pour collaborateurs les virtuoses de la société des Instruments anciens et nous donnâmes à la Philharmonie de Varsovie deux superbes concerts.

C'est à Varsovie que je rencontrai M. de Reczniczek, chef d'orchestre de la Philharmonie de Varsovie, et qui devint un célèbre compositeur.

En 1909, à mon retour en Pologne, j'y vins seule. Mon collaborateur fut le bel orchestre philharmonique de Varsovie.

J'arrivai en pleine émeute ; à notre descente du train, notre émoi fut grand de trouver les rues désertes, les boutiques éventrées, une désolation désordonnée partout. La veille, paraît-il, on s'était battu dans la ville, et les propriétaires des magasins pillés par la populace avaient dû, la nuit, clouer sur certaines de leurs façades de grandes planches solides pour empêcher les vols de se continuer... Les chaussures surtout, paraît-il, attiraient les amateurs... les chaussures et la charcuterie ! Ah ! ces charcutiers de Varsovie ! Il y en a un toutes les trois maisons ! les charcutiers et les coiffeurs-parfumeurs, y en a-t-il, mon Dieu, y en a-t-il !

Ce jour-là, à notre arrivée à l'hôtel, nous vîmes des visages effarés, 300 soldats étaient cachés dans les cases en cas d'attaque contre les étrangers...

Je me disais : "Yvette, ton concert est flambé ! Personne n'osera sortir ce soir, car le public de la Philharmonie est celui guetté, c'est le riche"Bourgeois" !

Vers 6 heures dit soir, avant d'aller chanter, l'hôtelier me remit une lettre anonyme, pleine de menaces. Je venais de France chanter pour "les riches" et emporter de l'argent polonais !...que je prenne garde !!! Mais, mon Dieu, allais-je, moi, ouvrière d'art, être victime innocente d'un fait que j'ignorais ? Fallait-il être stupide de mêler à de la politique destructive mes apports de chansons, savais-je, moi, l'état d'esprit de ce peuple ?

Je fus chanter et tout se passa le plus gentiment du monde. Mais le bruit courut qu'une grève des chemins de fer nous tiendrait emprisonnés à Varsovie, cela aussi nous terrifia en raison de nos contrats ailleurs, et puis, quand les hommes se mettent en masse à devenir furieux, il faut se réfugier chez les fous : ils sont moins dangereux... Enfin les esprits se calmèrent et nous pûmes sortir de la chaudière en ébullition ; avant de partir je remerciai Stanislas Birnbaum qui avait "du génie sous la peau" et qui conduisit magistralement l'orchestre de la Philharmonie. Entre mes groupes de chansons du XVIIIe siècle, son programme classique composé de Mozart et de Glück avait ajouté de la dignité bellement harmonieuse à l'élégance de l'esprit français de l'époque.

Par deux fois je suis revenue dernièrement à Varsovie, j'y ai retrouvé le même succès qu'avant la guerre, le public y est de plus en plus cultivé, les femmes de plus en plus coquettes, dans les premiers hôtels de moins en moins en progrès, les pourboires mendiés des yeux, de la bouche et de la main n'arrivent pas à vous faire obtenir ce qui n'est pas obtenable : la propreté hygiénique ! Ah ! notre aventure à Lodz il y a quatre ans, ma pianiste, mon mari et moi débarquant en plein hiver à 6 heures du matin d'un train-glacière, et ne trouvant pas une âme à la gare, pas une voiture, pas un porteur... rien... rien... et le personnel de la gare, deux pauvres Polonais qui ne parlaient ni le français, ni l'allemand, ni l'anglais ! Que faire ?exténués par les fatigues de la nuit passée en wagon, nous sommes là... sur le trottoir, nos valises lourdes, ma musique à la main. Aucune maison en vue... rien!enfin paraît un gamin d'une quinzaine d'années, il court, bleui par le froid, nous l'appelons et, par bonheur, étant juif il parle allemand, nous sommes sauvés ! Il n'y a pas de voiture, il faut aller là-bas, dit-il, prendre le tout premier tramway qui passera clans une heure, et on mettra les petits bagages dedans, et il nous aidera et viendra avec nous. Trois noms d'hôtels nous ont été donnés, nous chercherons le meilleur, une fois "déposés" en ville. Le tramway arrive, nous emporte, mais le petit garçon est si pauvrement vêtu qu'il descend et suit à l'allure d'un cheval au galop le petit tramway... alors il se réchauffe. Nous, dans nos fourrures, nous grelottons, et enfin, après trente minutes interminables, nous sommes
dans la ville ! Seigneur, quelle ville !

Trois fois nous ressortons des hôtels où l'on nous mène... Enfin morts de fatigue et de froid, nous échouons dans "le meilleur" des pires de la cité... Non... c'est incroyable qu'à notre époque pareille chose existe encore. Nous n'osons pas nous coucher... et surtout user des cuvettes du lavabo, et pas de bain, naturellement.. Ah ! les rideaux de nos chambres !!! les lits !!! horreurs ! abominations ! Et le restaurant ? les nappes, les serviettes... ah ! ah !

Et le soir, un public ultra élégant au concert comprenant non seulement le français, mais l'esprit de France. Une salle parisienne n'est pas plus vibrante, plus sensible, et quelle élégance ! Mais, la ville, les rues, les maisons lépreuses, les chaussées, sales, boueuses, et toute cette atmosphère qui vous endeuille la vie et doit chloroformer l'âme... comment fait-on pour oser respirer là ?

Dès le lendemain matin, départ étonnant dans la haute boue qui saute autour de notre voiture perchée sur d'étonnantes roues. Cet antique équipage est fantastique, de crasse, de coussins crevés, du gros dos du cocher, habillé de couvertures trouées, qui nous montre un énorme numéro (celui de sa voiture) cousu entre ses omoplates. Des quartiers entiers de bicoques aux abominables cours ouvertes à deux battants, montrant des basses-cours sales, la paille, le crottin mêlés à la pâte, boueuse des rues, les personnages emmitouflés de trous accumulés les uns sur les autres, les charrettes pleines de gens courant au galop, et faisant sauter des emplâtres de crottes sur nos visages, une cohue de voitures antédiluviennes, les ferrailles brinqueballant, les carrosseries démolies, sales ! sales ! Notre véhicule pue ! Le cocher pue ! Nous puons ! Les rues puent ! et que dire de la gare où l'on nous arrêtera pour prendre l'express de Vienne ? Kaluszki. Ah, jamais, jamais je n'oublierai l'extraordinaire humanité affalée sur les bancs de ta salle d'attente, et celle, clapotant dans des hautes bottes dans les flaques du trottoir effondré, défoncé, qui sort de quai à ta station ! Pauvres paysans, femmes, enfants des durs labeurs, ils sont là... leur linge souillé en loques, leurs pieds gelés passant par les trous de leurs chaussures, leurs vêtements où brillent la graisse, le beurre, la sueur, souvenir de toutes les soupes, celles des étés, celles des hivers et le relent âcre des pluies, des neiges séchées sur leurs pauvres dos... Broussaille des cheveux collés, huileux comme la chair luisante des visages, et qui pique les narines... odeur des aisselles noires, des sexes, des bouches aux dentitions empoisonnées et qui s'effritent... Quel peintre a jamais peint cela ? Quel cauchemar !... Ah ! pauvre humanité laborieuse, abandonnée de tous conseils tendres, des soins les plus primitifs, qu'on voudrait te laver, te peigner, te brosser, te débarrasser de ta pouille, de ton odeur, humanité plus sauvage que la bête, et qui ne devine pas sa déchéance par ce cercueil de crasse qui l'emboîte et la sèche... Mais il n'y a donc personne pour te sauver de l'ordure ? Une envie de pleurer, me serrela gorge, non, non, vraiment c'est trop, c'est trop d'ignorance de la dignité de la créature... il fautcrier au secours, il faut dénoncer cela, et mettre à la portée d'une âme le sauvetage de ces milliers d'âmes qui n'attendent que l'école obligatoire de l'hygiène pour s'humaniser, devenir sociables, et goûter la joie qu'elles méritent : Le beau labeur dans la propreté physique.

Qui sait si en Pologne, quand on lira ces lignes, un saint Vincent-de-Paul de l'hygiène ne s'efforcera pas de se dévouer à cette "civilisation" par le savon ? Il faut toujours courir au secours du voisin quand sa maison brûle, et ne point dire : Je m'en fiche, ce n'est pas la mienne... Moi, je cours, je crie et j'aide selon les moyens de mes forces. M'en veuille qui l'ose.


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