TABLE DES MATIÈRES
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L'Amérique
Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)
Prédiction de Mme de Thèbes
44.000 kilomètres en Amérique
En Amérique pendant et après la guerre
Franchise
Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique
La femme et l'amour en Amérique
La femme enfant
La jeunesse américaine
Le bluff "the greatest in the world"
Les Mécènes
Une drôle de visite
Le seigneur des chambres noires
Les invitations à double but
Un dîner chez Mrs Rita L.
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Le bluff de la charité
Deux glorieuses créatures
Mon "American tragedy"
Mon école à New York
Conclusions de l'Amérique


L'Angleterre
Ma première visite à Londres
Audiences et séjours à Londres
Le singe Consul et moi
Le poète Simon, mon Ronsard
Bernard Shaw ou le penseur éperdu


La Belgique


La Hollande


Du Danemark en Suède et Norvège


L'Allemagne (1897 à 1928)


L'Autriche
Vienne


Hongrie
Budapest


Tchécoslovaquie
Prague


La Pologne
Varsovie
De Cracovie à Varsovie


Russie (décembre 1898)


Roumanie
Bucarest
Jassy


L'Orient
Constantinople (Byzance)


En route pour la Grèce


L'Égypte
Alexandrie
Le Caire


L'Italie
Milano


La Suisse


L'Espagne - Le Portugal


La Côte d'Azur et l'Afrique française


Conclusion

Yvette Guilbert


En route pour la Grèce

De Constantinople nous filâmes à Smyrne, la traversée me rendit malade et je n'oublierai jamais (la mer étant mauvaise, même dans le port) mon passage dans la barquette qu'il fallait prendre, le grand bateau ne pouvant atterrir au quai.

Le transbordement des passagers fut difficile et cahoté. Des religieuses s'y essayant avant moi augmentèrent ma frayeur en faisant, terrifiées, le signe de la croix ; mon impresario, M. Simonot, qui voyageait avec nous, mit le comble à ma nervosité par une enfilade de mots qu'il croyait rassurants, le pauvre homme. Mais un geste maladroit d'un des passagers et nous étions tous à l'eau, tant chavirés étions-nous par les vagues ! J'eus vingt minutes de martyre qui se traduisirent par une crise de larmes. Enfin on arriva. J'avais deux fois quarante-huit heures à passer à Smyrne, juste le temps d'y chanter et de visiter ce que je pourrais.

Mon hôtel, assez voisin des quais, j'eus la curiosité de voir la plus imposante des maisons de tapis orientaux. On étala sous mes yeux des richesses éblouissantes. Je suis passionnée de beaux tapis,j'en achetai quelques-uns et, quand Smyrne brûla, ma première pensée fut pour cette fantastique collection de merveilles réduite en cendres.

C'est à Smyrne que je fus amenée à voir une étonnante cérémonie religieuse des Derviches tourneurs. Quel rythme dans leur fanatisme et quelle grandeur dans l'arrivée du Derviche qui faisait l'office "du Grand Prêtre" et commençait "la lignée des salutations". Il faut avoir vu cela pour se rendre compte de cette danse rituelle. Je me servis de son souvenir dans le spectacle donné de certains chants religieux byzantins, et le public regardait, étonné et ravi, cette mise en scène qu'il croyait "fantaisiste" tant elle a de style. C'était fort dificile d'assister à la cérémonie pieuse de la secte qui, ce jour-là, sacrifiait son endurance à Allah, mais nous assistâmes, avec quatre autres privilégiés, à la plus curieuse expression d'humaine volonté. Des hommes de vingt-cinq à soixante ans, des derviches habillés de blanc, costumes à jupes très amples, cordées au bord, tournent, tournent sans répit, tournent sur place, sans presque bouger.

Leurs pieds très disciplinés font mécaniquement, rythmiquement, un tout petit mouvement dit de déplacement.

Les visages en extase, les yeux révulsés des uns, les paupières hermétiquement closes des autres, la bouche ouverte, les lèvres mouillées, tandis qu'une paume de la main est tendue vers "Allah" pour "recevoir" et l'autre baissée vers la terre pour "remercier". La danse dure, dure... lente ou accélérée, les grandes jupes évasées tournent dans l'air comme un parapluie ouvert. Danse terrible : la sueur inonde les fanatiques, l'écume vient aux lèvres, quelques-uns tombent évanouis après quarante ou cinquante minutes, les autres titubent, mais continuent à tourner méthodiquement, deux heures sans une seconde d'arrêt. La pâleur de la mort est sur leurs visages, et la petite flûte qui module ses "pliques arabes" est haletante et en extase elle aussi. Sur une quinzaine d'hommes, quatre seulement résistent sans s'évanouir à la formidable danse sacrée, et avant de sortir du petit temple il leur faut s'asseoir de longues heures pour reprendre haleine et contact avec la terre... Tout est silence autour d'eux. Pas un mot. Pas un geste. L'âme monte soulevée de mystère.

De longs jours je resterai impressionnée de cette vision.

Le soir de cette journée, mon concert fut mauvais et un journaliste de l'endroit trouva que j'avais chanté l'air absent... et comme détachée de mon devoir. Cet homme avait raison. Ces derviches-toupies, avec leur foi exaltée, m'avaient bouleversée et le "décor" devenu mobile par ces hommes à jupes-entonnoirs, occupait mon cerveau. Le souvenir de l'un d'eux surtout, avec sa barbe noire, sa figure longue, maigre, pâle et ruisselante, ses paupières bleuies par la souffrance, ses lèvres violacées ouvertes sur des gencives mortes, ses mains qui pendent, dégoulinantes de sueur, molles, livides et rayées de veines noires... mais c'est le Christ! Oui! c'est le Christ à la descente de la croix. Je l'ai vu maintes fois ce
visage dans les primitifs italiens. Il était vivant aujourd'hui, vivant devant moi.

Comment chanter avec une vision pareille devant les yeux... mais j'ai vu, moi, l'agonie danser ! et quand la mort m'offrira d'aller à son bal, c'est ainsi qu'elle me fera valser. Qu'alors mon Dieu j'aie la force de vous offrir toute ma sueur d'angoisse en échange de la rémission de mes péchés.

Je ne vis pas grand'chose à Smyrne - j'étais fatiguée - à part un petit cimetière curieux, juché en haut de la ville parmi les cyprès noirs et rempli presque uniquement de colonnettes-champignons coiffées de gros turbans de pierre. Cette coiffure avait ici une signification sacrée, elle était celle
de "Ceux qui firent le pèlerinage de La Mecque" et qui, à leur retour, ont le droit de porter leur turban d'une couleur spéciale, celle des sanctifiés, et d'indiquer sur leurs tombes leur sanctification à perpétuité.

Ma jeune amie, Miss Brooks, déclare qu'elle ira visiter Ephèse, à cheval, avec un guide. Nous nous refusons à cette fantaisie, car nous ne la suivrons pas, mais son cran d'Américaine est plus fort que notre prudence. Elle part et reviendra folle de joie nous raconter son étonnant voyage, mais il nous faut filer au Pirée pour repartir de là pour Athènes où je suis attendue.

A Athènes ! N'est-ce point formidable pour une ancienne petite ouvrière de se trouver à Athènes ! De quels mélanges de sensations je me sens agitée ; sans culture assise, se sentir bouleversée par tout ce qu'on sait mal d'un pays dont la grandeur antique arrive encore à parler aux oreilles modernes les plus ignares. Les musées d'Europe m'avaient révélé l'art grec, mais ce que j'appris à l'école de l'histoire de la Grèce s'étant évaporé de ma mémoire, quelle espèce de joie allais-je avoir ? Ma surprise fut grande de trouver peu de ce que j'attendais, toutefois il me sembla qu'Athènes avait dû être plus spacieuse que Rome et ses monuments pas aussi entassés dans un petit espace.

Une place dont je ne sais plus le nom me retint palpitante, ses portiques, ses colonnades restés en place quoique mutilés faisaient qu'on en reconstituait facilement l'architecture. Un guide nous dit : "Ici Platon venait chaque jour disserter avec ses disciples..." et je revoyais à Paris dans ma bibliothèque une des cartes illustrant le "Voyage du Jeune Anarcharsis" avec l'emplacement de la maison du grand philosophe pas loin du jardin de l'Académie, ainsi que plus au nord la Tour de Timon le misanthrope, indiquée plus près du bois des Euménides, bordé par la voie d'Airain, proche du temple de Cérès.

Où était ce fameux Céramique des courtisannes? Et le temple de Thésée? Et le théâtre de Bacchus ? Et le Parthénon, chef-d'eeuvre de l'architecture grecque ?" Je savais que ces sculptures antiques étaient coloriées et je les reconstituais à ma fanaisie, inspirée par les polychromies de Constantinople et les trésors des musées de Londres qui possèdent les frises et les frontons du temple. Et les noms de Périclès, de Phidias sautaient à ma mémoire. Allais-je revoir la fameuse statue d'Athéna posée par Phidias dans le temple? Etait-elle restée là ou filée dans un musée ? Eh bien, non,.. les ruines libérées de tous détails restaient là, gigantesques, hautaines, mais sublimement froides. Je savais que le temple païen avait été profané par Démétrius et des courtisanes, qu'il était devenu aussi une église chrétienne vouée au culte de la Vierge, pour se transformer en mosquée turque où Allah était vénéré à son tour, et j'étais hantée par l'idée des humanités, des races diverses venues là, prier, chanter, s'exalter chacune selon ses superstitions, sa foi, et j'étais bien plus troublée par le passé humain que par celui de son art, à moi connu par les musées, je le répète, et qui ne m'offrait plus de "surprise" spéciale.

Oui, c'est vrai, je fus moins impressionnée par la ville restante de la vieille Athènes que par Pompéi, par exemple. L'Athènes moderne n'avait plus de rapports, ni d'ambiance avec l'Athènes clos grands siècles et jusqu'aux visages... un tel mélange de races où l'Asie prédominait par trop. Aucune Pallas parmi les femmes, et les Phrynés étaient hélas peu représentatives de leur aïeule, non décidément non... il fallait bien en convenir, sur moi, Athènes avait raté son effet et j'en fis loyalement l'aveu. Moi, mes admirations ne sont pas "de catalogue", elles sont miennes, bonnes ou mauvaises, vivantes ou mortes. Et je me rappelais Herculanum, Pompéi, avec leurs ruines, leurs rues entières, la trace creusée des chars, tout ce passé parlant à ma chair, par la vie qui s'en dégageait encore chaude. Athènes, c'était de la littérature ensarcophagée, un esprit qui planait dans le recul des siècles, mais qui ne donnait aucun choc à mon âme. Non. La seule "émotion" que j'eus fut devant le théâtre de Bacchus où je me mis à rêver des grands poètes, des grands tragiques, des grands souffles, artistes offerts au peuple, et cela sans le souci d'enceintes refoulant les ignares, mais au contraire imposant dans le plein air du grand Art, à la "masse" ! Et je pensais à notre populo... Et toi,Yvette, quelles odes aurais-tu pu chanter à côté des couplets d'Aristophane, aux faubouriens d'Athènes !!!

Le roi Georges avait eu l'extrême courtoisie, sachant que j'étais en peine pour trouver une salle où me faire entendre, de m'offrir son théâtre et ce fut devant une assemblée de choix, augmentée de la présence des souverains, que je donnai mes concerts des vieux chants de France.

Le roi vint me féliciter dans ma loge, accompagné de ses fils et de deux princesses.

Quand je sortis du théâtre, un homme attendait ma sortie et, me saluant cérémonieusement :

- Madame... c'est une inoubliable impression d'art donnée à cette foule... Littérateur, je vais faire un beau chapitre sur ces deux heures d'amusant défilé humain de tous les siècles. Vous avez une grande science de la vie, Madame... vous pourriez vous appeler Hypathia...

- Hypathia ? Je le questionnai des yeux.

- Hypathia, Madame, fut une femme célèbre dans l'antiquité par sa philosophie...

- Ah ! et qu'est-ce qui lui arriva à votre Iypathia ?

- Comme elle était clairvoyante et sensée, on la martyrisa à Alexandrie où elle mourut...

- Flûte alors ! criai-je au monsieur effaré, demain j'y vais !

Et en effet, attendue à Alexandrie pour deux concerts, je m'embarquai pour le Pirée et Brindisi afin d'arriver dans la ville de Cléopâtre en temps voulu. Et cela faisait "un écrivain de plus" qui
rattachait ma personnalité à celle d'une antique silhouette, née aux côtes orientales méditerranéennes... Hasard ? Peut-être. Mais déjà un explorateur, un jour, à Berlin, m'avait dit : "Tiens, comme vos yeux sont écartés du nez... vous êtes une Atlantide !"


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