TABLE DES MATIÈRES
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L'Amérique
Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)
Prédiction de Mme de Thèbes
44.000 kilomètres en Amérique
En Amérique pendant et après la guerre
Franchise
Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique
La femme et l'amour en Amérique
La femme enfant
La jeunesse américaine
Le bluff "the greatest in the world"
Les Mécènes
Une drôle de visite
Le seigneur des chambres noires
Les invitations à double but
Un dîner chez Mrs Rita L.
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Le bluff de la charité
Deux glorieuses créatures
Mon "American tragedy"
Mon école à New York
Conclusions de l'Amérique


L'Angleterre
Ma première visite à Londres
Audiences et séjours à Londres
Le singe Consul et moi
Le poète Simon, mon Ronsard
Bernard Shaw ou le penseur éperdu


La Belgique


La Hollande


Du Danemark en Suède et Norvège


L'Allemagne (1897 à 1928)


L'Autriche
Vienne


Hongrie
Budapest


Tchécoslovaquie
Prague


La Pologne
Varsovie
De Cracovie à Varsovie


Russie (décembre 1898)


Roumanie
Bucarest
Jassy


L'Orient
Constantinople (Byzance)


En route pour la Grèce


L'Égypte
Alexandrie
Le Caire


L'Italie
Milano


La Suisse


L'Espagne - Le Portugal


La Côte d'Azur et l'Afrique française


Conclusion

Yvette Guilbert


L'Amérique

Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)

La première fois que je fus en Amérique, c'était en 1894, deux ans après mes heureux débuts Parisiens. Je parlais peu l'anglais, mais assez pour bien défendre mes intérêts et signer un contrat de 150.000 francs pour un mois, ce qui, à cette époque, était phénoménal. Tous les journaux en parlèrent, faisant le compte de ce que cela représentait par minute - 170 francs - on insinuait que pour une chanson durant cinq minutes, je gagnais 850 francs ! - que gagner cinq mille francs par soirée était immoral. J'étais déjà réputée pour être l'artiste la plus payée de France, et voilà que l'Amérique venait encore surenchérir, etc., etc. ! Oh ! j'en entendis ; mais je partis engagée par Oscar Hammerstein pour faire l'ouverture de l'Olympia qu'on venait de construire à New-York (aujourd'hui l'emplacement le plus brillant du Broadway, le cœur de la ville et de la vie de New-York).

La date précisée, fixée, où je devais débuter en Amérique ne me permettait pas de choisir tel ou tel bateau de premier ordre pour avoir plus de confort ; je m'embarquai donc sur l'Etruria, de la ligne anglaise. Ah ! jamais je n'oublierai cette première traversée !! Ma femme de chambre et moi nous crûmes y rester... C'était en décembre, le mois des tempêtes. Le médecin, perpétuellement dans ma cabine, s'effarait de mon état, je crois bien que c'est là que je me suis décroché le rein, car pendant dix jours et dix nuits, je ne fis que vomir ! J'accrochais mes mains ruisselantes de sueur au bras, du docteur, et je pleurais : " Dix mille francs au capitaine, Monsieur, s'il consent à arrêter une heure !... Une heure de répit, Monsieur ! Je vais mourir, je vais mourir "... Et quand, après ce martyre, on arriva enfin devant la statue de la Liberté, j'eus grand mal à avaler une tasse de café au lait, dans la salle à manger du navire, où il fallait se rendre pour la déclaration de la douane faite sous serment. C'est toujours à ce moment-là qu'un remorqueur amène sur le bateau les reporters des journaux. On me transporta donc sur une chaise roulante, à demi pâmée, le visage littéralement vert, les lèvres bleuies... mes cheveux jaunes collés, plaqués, gluants, comme si je sortais d'une longue maladie... quand, tout à coup, je vis vingt journalistes m'entourer et se regarder effarés,! Quoi... C'était ça, cette Étoile parisienne  ... Je sentis leur déception, et c'était si cocasse que j'éclatai de rire. Alors, l'un d'eux, s'offrit à boutonner mes bottines qui bringueballaient... ; un "autre prit de mes mains mon flacon de sels, ma bouteille d'eau de Cologne, dont je ne cessais de me rafraîchir le visage ; enfin, on me sortit à l'air, sur le pont, mon chapeau d'un côté, mes cheveux défaits, pâle comme une morte. J'aperçus alors . ma pauvre femme de chambre dans le même état, mais, au moins, on la laissait tranquille, elle !

Je regardai la, foule, les femmes étaient frisées, maquillées, les hommes bien propres, tout ce monde-là semblait vouloir faire une entrée sensationnelle à New-York, quand, en voyant des dessinateurs prendre de moi des croquis dans l'état où j'étais, je recommençai à tellement rire qu'ils ne purent continuer, et je fus débarrassée d'eux.

À la sortie du dock, mon directeur Hammerstein à l'aspect gras et noir de juif oriental, était un homme qui fut trop une illustration du théâtre américain pendant de longues années pour ne point lui donner cinq minutes de souvenir ! Il m'accueillit sans tact, avec cette familiarité vulgaire que certains Américains croient irrésistible, et aussi, avec beaucoup trop de témoignages d'une galanterie qui me froissa. Il se présenta à moi comme un Don Juan qui savait prendre soin des femmes... surtout des Françaises... et, tout à coup, dans la voiture, il me demanda si j'avais déjà décidé où je souperais tous les soirs.

- Je ne soupe jamais, Monsieur...

- Les Américaines soupent toujours, Mademoiselle.

- Je ne suis pas Américaine, Monsieur...

- Et qu'est-ce que vous faites après votre concert ?

- Je vais me coucher.

- Ah !

- Oui.

Un grand silence.

- Est-ce qu'on connaît le nom de Hammerstein à Paris ? dit-il, faisant le paon et essayant de me prendre la main.

- Oui, lui dis-je.

- Ah !!! et... qu'est-ce qu'on dit de moi ?

- On dit... que vous êtes un sot, Monsieur...

Et, cachant mes mains dans mon manchon, ce fut sur ce ton sec que je commençai à entrer en relation avec " mon patron ".

Froissé, il me regardait du coin de l'œil. Il me conduisit à mon hôtel. Il fut convenu qu'après deux jours de repos, je viendrais répéter. Car j'espérais enfin me reposer, manger, prendre des forces, et surtout dormir, mais les journalistes impitoyables ne me laissèrent pas de répit. Et je débutai ! Les places mises aux enchères se vendirent des prix fous, dès la première soirée le succès était assuré. Hammerstein venait chaque soir assister, la figure épanouie, la bouche pleine de sourires, à ma représentation. C'était un homme intelligent, pourtant, très pauvre musicien. Il se croyait du génie, parlant naïvement de sa musicalité comme s'il, avait été Beethoven il avait, à l'entendre, tous les talents, et était convaincu que la décoration aux plâtres horribles, de couleur fraise écrasée de l' Olympia était la trouvaille artistique de son existence ! Toute la pauvretéde ses goûts s'étalait dans l'affreux arrangement de son riche bâtiment. Il était à la fois directeur de théâtre, de music-hall et d'opéra. Autant de fois il culbuta, autant de fois il se remit sur ses pieds. Ses fiasco devinrent légendaires et toujours sympathiques... car on ne perdait pas confiance en lui, il était si "smart" ! (En Amérique cela. veut dire "ficelle ") que les hommes d'affaires admiraient ses "trucs" de rebondissements...

Hammerstein fit, avec moi, tant d'argent qu'il songea à m'empêcher de signer un contrat avec un autre manager (sans m'en offrir un lui-même) au cas où je consentirais à revenir, la saison suivante. Et comme je fus engagée par son concurrent Koster et Bial, il tenta (de truc smart, " de m'intimider " par du papier timbré ! Mais il perdit sa peine, et son " truc smart " cette fois ne lui réussit pas, grâce à l'intervention de mon célèbre avocat américain le " Judge " Dittenhofer.

Plus tard je vis qu'en Amérique les managers étaient aussi déconcertants que ceux de Paris, avec beaucoup moins d'intelligence, et beaucoup plus de vulgarité. Car en France, en 1894, on ne reçoit pas les femmes en bras de chemise, on n'envoie pas des jets de crachat en causant avec elles, et on ne reste pas assis, ou les pieds en l'air sur une table, en les laissant, elles, debout, et on ne leur parle pas le chapeau sur la tête.

Les traités signés, en bon ordre, ne protégeaient personne. N'en fis-je pas moi-même, quelques années plus tard, l'expérience avec un des grands managers américains (Percy Williams) qui, montrant de très courtoises manières, désira me voir à Londres pour m'engager ? Je chantais alors, costumée selon les périodes de mes couplets.

- Je ne viendrai chez vous, lui dis-je, qu'à la condition formelle que j'aurai un décor spécial un 'rideau de velours foncé (inusité alors) et sur lequel se détacheront mes costumes, je ne signe un contrat qu'à cette condition, car je tiens absolument, vous entendez, Monsieur, à un cadre distingué et personnel. L'homme très souriant, charmant, tout feu tout flamme, accepta de faire faire le rideau, car " Madame " devait avoir son décor ! car "' Madame " devait être présentée dans une atmosphère élégante ! car " Madame " avait tout à fait raison d'y tenir... Une grande artiste comme " Madame " devait, etc., etc., etc... Et quand j'arrivai à New-York, j'envoyai mon homme d'affaires pour vérifier le décor promis - pas de rideau de fait. Je courus au music-hall, le directeur alors avait changé de visage, il n'était plus souriant, mais sec, insolent. Je m'écriai :

- Mais Monsieur, c'est se moquer et de l'artiste et de son art !!!

- Mais, Madame, nous n'avons pas besoin d'art ! ni d'artiste ! Nous demandons " un nom " sur notre programme. C'est votre nom que nous payons - le reste nous est égal !

- Mais Monsieur, ce rideau, ce fut la condition de ma signature, vous le savez bien, c'est la " présentation " que vous devez à ce que je vous apporte ? C'est sur votre contrat, vous l'avez signé !

Je ne pus rien obtenir, et quoi faire, venue de si loin, sinon chanter? Un procès? Pour l'intenter il faut rester dans le pays, et moi j'avais à rentrer faut Paris pour y remplir mes engagements. Un agent de music-hall me raconta alors le fait suivant auquel il fut mêlé :

Un dompteur ayant un énorme succès partout en Europe, enthousiasma follement un manager américain qui l'engagea, pendant quarante semaines, à faire une tournée aux États-Unis. Ce dompteur avait soixante-dix animaux féroces, trente énormes cages à transporter. Il ne parlait pas anglais, et le manager lui donna un homme pour l'accompagner. A ses débuts à New-York, le dompteur ne fit pas d'argent... à Boston et à Philadelphie non plus...

Alors, le manager envoya " le dompteur " à Chicago, mais ordonna à son employé d'expédier. toute la ménagerie ailleurs ! De sorte que la représentation ne put avoir lieu... d'où rupture de contrat, l'artiste n'étant pas arrivé avec son matériel, et par conséquent n'ayant pu fournir 1e spectacle... etc., etc...

Le dompteur ne se laissa pas faire et resta aussi longtemps dans le pays qu'il le fallut pour mener son procès, et le gagna !

Après mes débuts chez Hammerstein, j'eus affaire à la critique, celle-ci fut bien embarrassée. Les critiques s'inspirèrent de ce qu'ils savaient " de Paris ", et ce furent ma robe verte, mes gants noirs, et mes cheveux rouges, qui firent surtout, accourir la foule. L'esprit du Chat noir fut noyé dans l'incompréhension ; mais quoi de plus logique?

Un des plus éminents critiques de l'époque, Allan Dale, étant venu la veille de mes débuts me faire visite à l'hôtel Savoy, je lui demandai s'il parlait français...

- Très peu... Mais naturellement je comprends tout !

Et il questionna :

- Dites-moi, Miss Guilbert, comment chantez-vous ces choses ? Comment êtes-vous habillée ? Est-ce que vous dansez ? C'est très... risqué.., vos choses  ... J'ai lu dans des correspondances de Paris... c'est très risqué ?

Tout ceci dit en hésitant, en cherchant les mots. Je répondis :

- Risqué, oui si vous voulez... Mais je les dis, ces chansons, avec la discrétion voulue.., la décence d'une nonne... alors c'est charmant, et cela ne blesse personne.

Un gros rire, un crayon qui voltige sur un carnet, et, départ du grand critique.

- Le lendemain, le grand critique m'envoyait, triomphant, son journal et j'y lisais : que Miss Guilbert, la célèbre Parisienne, apportait des chansons " risquées " du " gai Paris ", qu'elle chanterait habillée en nonne !

À part un ou deux journalistes qui "devinèrent" de quoi était fait mon art, le reste n'y comprit rien du tout, et si dix mille femmes étaient venues avec une robe verte et des gants noirs, elles auraient toutes été Yvette Guilbert.

Quand, des années après, je revins chanter des chansons populaires de la vieille France, avec des costumes. différents, s'accordant aux époques de mes couplets, des quantités de jeunes femmes de toutes les races m'imitèrent, et je vis défiler des tas d'Yvette Guilbert fantastiques ; la Presse américaine accueillait chaque fois avec enthousiasme ces très pauvres imitations.

Les États d'Amérique ont peut-être trois ou quatre critiques d'art cultivés ; le reste est déconcertant d'ignorance. La grosse masse du publie l'est autant.

Un jour, à Brooklyn, dans un music-hall, un acrobate eut un énorme succès en travaillant sur, un billard, habillé d'un costume de femme d'époque 1830. Quand l'année suivante j'y arrivai chanter, on me laissa dire un couplet, puis on me cria : " Où est le billard ? le billard ! " parce que j'avais (chantant des chansons crinoline) une robe 1830. Mais oui! Ce n'est pas une blague que je raconte : il n'y a pas de " pensée " en Amérique, tout se catalogue naïvement, sans nuance, sans différence, sans culture c'est un pays nouveau-né. Le jour de cette représentation de Brooklyn, les deux larges avant-scènes, remplies d'Américains plus " civilisés ", de ceux qui voyagent, protestèrent indignées et me crièrent en français "Excusez-les, Madame, ils sont si ignorants"... et comme je chantais "La Soularde", je les remerciais en remplaçant les paroles de ma chanson par celles que, pour leur répondre, j'improvisai, suivant le rythme musical de ma chanson (bien entendu) et m'adressant à l'avant-scène, je chantai :

Ils peuvent hurler tant qu'ils voudront,
Moi, je finirai ma chanson
Car je m'en fiche, ça les r'garde
La Soularde !
Ne trouvez-vous pas, mes amis,
Qu'c'est amusant d'chanter ici...
D'vant c'public idiot qui m'regarde...
La Soularde !

Alors, les deux avant-scènes hurlèrent littéralement de joie, et l'orchestre, et le public, comprirent tout à coup que j'avais dû faire une grosse blague... et tous, devant les applaudissement,, et les manifestations des deux avant-scènes. redevinrent silencieusement respectueux ! A ma sortie du music-hall, un groupe d'Américains m'attendait, me faisant promettre de ne point raconter ce qui m'était arrivé. Je reçus des fleurs, des fruits, avec des mots d'excuses "patriotiques " !

Si j'avais su "rire" et me défendre par la "gouaille" devant ce public, rentrée à l'hôtel, je fus prise d'une crise de larmes nerveuse, car je sentais que je souillais mon art et ma personnalité, ,en les offrant à de telles possibilités. Mais un contrat rigide me tenait, et si les managers ont des " trucs smart " pour se libérer de nous, les artistes ne trouvent point de défense, quand ils manquent à leur signature, et j'avais un dédit de plus de cent mille francs à payer, si je rompais *mon, contrat. Pendant quinze représentations j'eus à subir le petit martyre d'un public qui se délectait d'un clown habillé en femme grotesque, manipulant quatre grands seaux pleins de pierres, il ne faisait rien, ne parlait pas, ne chantait pas, ne'dan.sait pas, il ne faisait rien, cet homme, que du bruit ! mais quel bruit !...

Ses seaux étaient secoués avec une telle énergie qu'il semblait que mille machines écrasent les cailloux d'un volcan en éruption ! le bruit en était si formidable, que du troisième étage où était ma loge, j'en entendais le fracas - et c'était du délire ! ! ! le public applaudissait, trépignait, hurlait de joie... J'avais le cœur serré de tristesse, comme je l'ai eu maintes fois pendant les sept -armées de mon séjour en Amérique, de 1915 à 1922, quand je voyais venir le jour des fêtes populaires. Ah ! celui de la fête de l'Armistice ! Toute une humanité grouillante, formidable, dans les rues, ne disant pas un mot, ne poussant pas un cri, pas un .chant, mais marchant lentement, tristement, avec des visages morts, et ayant dans les mains des cloches à vaches ! Ces milliers de gens ayant attaché à de longues cordes, des tubs, des casseroles, des bains de pied, des brocs, des baignoires d'enfant, etc., etc., à des chariots, à des autos, et les laissant tinter, résonner, bringueballer -sur le pavé, pendant qu'une foule suivait ce tintamarre idiot.

L'enfantillage dans le plaisir des Américains est la chose la plus fatigante, la plus éreintante, la plus crevante qui soit ; mon cerveau devait toujours faire d'épuisants efforts pour essayer d'y participer, car je voulais de tout mon cœur rendre " ma politesse " affectueuse, mais cela m'épuisait; eux, c'est curieux, la bêtise les délassait.

Le nombre d'heures puériles que ces gens peuvent vivre et goûter est incalculable ! On dirait que la croissance cérébrale ne. suit pas celle du corps et s'arrête en route.

Dans un certain monde, quand la conversation n'est point " d'affaires ", aucun sujet n'en alimente le cours, et alors tout échange d'idées est impossible... il faut revenir à des idées de " petit enfant " et après tout, c'est peut-être un charme que je ne sais pas apprécier...

En 1894, à ce premier voyage, M. Randolph Hearst, tout jeune alors, m'envoya des " American beauties " que je vis pour la première fois (ce sont de très coûteuses roses aux tiges d'un mètre de long, et dont les Américains sont fiers), puis il se présenta à moi. Il était très mince, très élégant, et me demanda si je n'étais pas trop désillusionnée des Américains.

- Mais, au contraire, lui dis-je, je vois bien qu'ils ne comprennent pas mon art, et qu'ils l'applaudissent beaucoup...

- Comment voulez-vous, Miss Guilbert, que l'esprit de Montmartre soit " compris " à New-York, c'est votre personnalité qu'on fête ! N'était-ce pas charmant ?

Une femme journaliste très en vogue : Nelly Bly, eut une "grande admiration" pour moi parce que j'étais "une Française qui n'allait jamais souper", cela l'avait médusée - Nelly Bly ! Jolie, captivante, intelligente, énergique, soutien de famille pauvre, elle avait peut-être vingt-sept à vingt-huit ans.

Deux ans plus tard, elle arrivait me voir à Paris, mariée à un vieillard de quatre-vingt-deux ans ! Je la regardai effarée - Elle me fit dîner avec ce pauvre vieux millionnaire... et me confia qu'elle rêvait de bâtir une ville, une ville entière. Des années plus tard, je la revis, veuve, encore très belle, mais ayant perdu beaucoup de sa fortune, sans avoir construit sa ville !

Gordon Bennett, le propriétaire du New-York Herald, que j'avais rencontré souvent chez Périvier, directeur du Figaro, arriva à New-York - c'était une personnalité considérable alors - Bennett passait sa vie à Paris, et habitait avenue des Champs-Élysées.

Le chien de sa maîtresse avait un grand collier de gros diamants, que Bennett lui avait attaché au cou, un soir de saoulerie... C'est aussi à une occasion du même genre qu'il dut de se fracasser, la tête : il rentra à toute volée sous sa porte cochère, flanqué en haut de son mail-coach qu'il conduisait, éperdu de champagne !

Personne ne vit jamais Bennett sobre. Quand il arriva à New-York, sachant que je m'y trouvais, il m'invita à souper ; je me gardai bien d'accepter !Il se vantait de se moquer de ses collaborateurs et de leurs vanités. Quand un homme se disait spécialiste d'une rubrique, il lui en confiait une autre ; un ami à moi, marié, père de famille, fut envoyé de New-York à Paris, pour faire la critique littéraire américaine dans l'édition française du New-York Herald ; l'homme vendit ses meubles à New-York, quitta son appartement et vint, avec sa femme et son fils, se mettre à la disposition de Bennett à Paris. Au bout de quelques jours, . Bennett lui dit :

- Eh bien... vous êtes encore ici... retournez là-bas !

Et le, pauvre homme s'en fut sans aucune indemnité, sans aucun égard. Bennett était le journaliste américain de grande allure, sa puissance, sa fortune rendaient ses compatriotes respectueux et muets.

En ce temps-là, l'Amérique n'avait pas d'acteurs de cinémas, et ses Adonis, ses dieux étaient alors " les boxeurs ". Quand je vins la première fois en Amérique, les femmes se troublaient rien qu'à prononcer le nom de James Corbett ! Moi que les biceps et les pectoraux laissaient froide, je demandais toujours : " Mais est-il intelligent  ... " et l'on me regardait avec effarement. Et quand je disais " Non, vous savez, ce gaillard-là m'embête à tamponner un ballon de cuir pendant une heure, j'aime mieux vos nègres, au moins, ceux-là sont farces ! "

C'était le beau temps où des troupes de minstrels opéraient dans certains théâtres de New-York. Rangés en cercle, assis bien à côté les uns des autres, trente ou quarante têtes de noirs sortaient des faux cols blancs, des plastrons blancs, et quatre vingts mains noires des manchettes blanches lustrées ! Quel spectacle étonnant alors pour une Européenne ! Derrière les hommes assis, quarante négresses, debout, en maillots multicolores, et coiffées d'immenses chapeaux à fleurs et à plumes ! Toutes ces peaux noires, décolletées et chapeautées de vert, de rouge, de jaune, de blanc, de bleu, d'orange, de grenat, de rose, de mauve, de violet, etc., etc... Quel spectacle barbare et burlesque ! Un nègre, le premier de la ligne, commençait la conversation, par une phrase la plus bête, la plus banale, comme par exemple : " J'ai vu votre mère ce matin, Teddy ". Ceci était dit à son voisin, qui répliquait de façon à obliger le troisième nègre à lui répondre, et le troisième noir obligeait le quatrième à intervenir, et ainsi de suite jusqu'au quarantième ! Quelles invraisemblances bouffonnes dans ces improvisations, et quand la lignée avait fini, le chœur des femmes concluait par des danses. Les " derrières " de ces dames, comme ceux de ces messieurs, semblaient à ressorts, rentrant, sortant, se secouant, tandis que les voix superbes des mâles, s'unissaient à celles si curieusement métalliques des femmes.

Aujourd'hui, et depuis de longues années, ces spectacles n'existent plus. C'est dommage ! l'Europe s'est introduite là-bas, et en a démoli le pittoresque.

A ce premier voyage il m'arriva, à New-York, deux aventures, qui firent du bruit jusqu'à Paris, où les journaux les relatèrent avec des dessins de Léandre. La première aventure - on la lira dans la série des Portraits parus dans mon livre La Chanson de ma Vie, elle eut pour illustration Mlle Sarah Bernhardt, la seconde, la célèbre cantatrice de l'époque, Mme M..., en fit les frais.

Maurice Grau, qui avait fait venir Sarah Bernhardt en Amérique, était, aussi, le directeur de l'Opéra avec M. Abbey, son associé. J'étais amicalement liée avec M. et Mme Grau, et à Paris, je les voyais quelquefois. En ces deux petits scandales, Grau me prouva son amitié. La nuit de Noël de 1894 fut célébrée à New-York, par un amusant souper chez Abbey and Grau, les deux de Reské, Plançon, Ancona, les grands chanteurs de l'époque ; on chanta, on s'amusa cordialement et rien n'était drôle comme d'entendre les: chœurs improvisés par nous tous, pour obtenir du maître d'hôtel qu'il repassât les plats ou reversât à boire. Les de Reské furent étonnants de virtuosité musicale ! Ces agapes étaient toujours de .. réelles fêtes, qui se terminaient par une parodie étonnante dansée par Mme Abbey si jolie, si gaie des " quadrilles " du Moulin Rouge. Les homme; y participaient avec tout le naturalisme exagéré d'artistes fantaisistes et... gorgés de champagne, Moi, je filais toujours à ce moment-là.

Un jour, Maurice Grau fut prié, par les directeurs de l'hôpital français de New-York, d'organiser une matinée au bénéfice de la clinique; Mmes M... et Nordica; MM. Plançon, de Reské, ete... devaient chanter, quand Maurice Grau eut l'idée de me prier de me joindre à eux. J'acceptai.

Les annonces parurent, Mme M... déclara qu'elle ne comprenait pas pourquoi on demandait à l'Opéra, son Opéra, le concours d'une artiste de music-hall, quand elle et Nordica étaient du programme ! Il fallait m'empêcher d'y chanter. La petite révolte menée par Mme M... arriva à la presse, si friande de " scandales ". Grau, informé de la cabale montée contre moi, vint nerveux m'en avertir.

- Cher bon ami, lui dis-je, n'ayez point de soucis supplémentaires avec vos pensionnaires, ils vous embêtent assez toute l'année, je me retirerai du programme, voilà tout.

- Ah ! mais non ! non ! non ! Ces idiots-là me rongent la peau, avec leurs éternelles mesquineries, leurs jalousies, j'en ai assez ! Ce sera une, occasion de leur donner une leçon.

Et il la leur donna, en instruisant lui-même les journaux des faits. Il décida, de rayer ses artistes du programme et de m'y laisser seule. Je chantai avec un succès énorme, ajoutant de ma poche six cents dollars à la caisse de l'hôpital. Ce fut ma façon de me venger.

Un grand seigneur de la Maison Royale de France était alors notoirement dévoué à cette célèbre cantatrice et quand, après la représentation, les reporters vinrent me féliciter et me demander si j'en voulais à labelle chanteuse.

- Mais non, leur dis-je, c'est si naturel, voyons... pensez donc, moi, je suis une enfant du peuple, et Mme !!!... appartient à la famille royale de France !

Ils rirent, disant : That's good ! that's awfully good ! et l'imprimèrent avec volupté.

La même cantatrice se douta-t-elle que la maison d'une millionnaire de ses amies à Londres lui fut fermée parce qu'elle s'était permis de trouver à redire qu'on m'invitât trop souvent à m'y faire entendre. Ce sont là des petites " victoires " qui me furent facilitées souvent, sans que j'aie jamais dû livrer bataille. Je ne me vengeais point.

Le soir d'une grande soirée à Paris, au ministère des Finances, le ministre Rouvier me pria de venir me faire entendre, les invités d'un grand dîner qu'il donnait lui ayant demandé, puisque je chantais aux Champs-Élysées dans un concert voisin du ministère de m'envoyer chercher " Le Grand Cyrano ", Constant Coquelin, furieux, froissé, agacé dé ma soudaine arrivée (étant lui " l'Étoile " annoncée du programme de la soirée) refusa de me conduire à l'estrade.

Coquelin cadet, son frère, le regarda... et me voyant me diriger seule, d'un œil amusé et railleur, il m'offrit son bras et sauva l'honneur de la famille. Mais Bouvier, les autres ministres et tous les députés présents, avaient vu le piteux geste de Constant Coquelin, et j'eus une réception formidablement éloquente ! Je n'eus donc qu'à remercier Cyrano, c'est ce que je fis ! Quelques années plus tard, Coquelin et moi jouions je ne sais plus quel petit acte à Londres, chez le richissime Astor, une fête, où il ne s'indigna plus de me trouver... Petites faiblesses qu'il faut pardonner !


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