Yvette Guilbert
La Pologne
De Cracovie à Varsovie
C'est avec le flûtiste Louis Fleury qui, cette fois encore, voyageait avec nous que nous allâmes en 1912, à Cracovie.
Dans beaucoup de mes déplacements, Louis Fleury me suivit, je chantais des chansons accompagnées par sa flûte, puis entre mes groupes de couplets clos de différentes époques, il se faisait entendre comme virtuose. Partout il avait un gros succès. D'apparence fine, élégante, son art de flûtiste correspondait à son physique.
La première visite à Cracovie nous enchanta : le pittoresque de la ville avec sa Halle aux draps du XIVe siècle, ses vieilles arcades, ses amusants costumes des hommes, jupes de velours bordées de fourrure, le "Conféderatka" sur la tête, leurs longues moustaches, leurs masques romantiques, leurs allures nerveuses, fiévreuses, leurs grandes cannes à la main, ils gesticulent dans les restaurants, les cafés, discutant, raillant, fumant, crachant, et d'un coup sec du poignet, ils envoient dans leurs gosiers leur petit verre d'alcool de prune qu'on ne doit pas toucher des lèvres ni des dents, mais recevoir d'un jet au fond de la gorge ! Le même geste se retrouve chez les cow-boys de l'Amérique.
Entrant visiter la cathédrale de Cracovie où sont les tombeaux des Rois, je tombe sur un cercueil ouvert, habité par un mort du jour, qui attend qu'on vienne défiler devant la pâleur de son cadavre... Ma pianiste s'évanouit presque. Notre charmant impresario M. Trzynski nous fera visiter le célèbre château royal datant du XVIe siècle, en haut de la colline de Wawel et l'église Sainte-Anne où repose Copernic.
Un hôtel modeste mais suffisant, tenu par un hôtelier qui, adorant les Français, nous offre des médailles commémoratives de l'insurrection de la Pologne en 1864. Sans doute sait-il le cri célèbre de notre homme d'État : "Vive la Pologne, Messieurs" et nos menus se ressentent de sa sympathie.
Quand je revins à Cracovie, M. Trsynski est nommé directeur du Grand Théâtre de la ville, c'est donc là et non plus dans la salle Philharmonique que je me ferai entendre. Chaque fois une société charmante, cultivée, accueillera notre poésie populaire. Chaque fois invitée à revenir dans "quelques mois", je reste des ans sans pouvoir tenir ma promesse, mais à chaque retour m'est réservé le même adorable accueil. C'est en 1923 que j'y fus pour la dernière fois et toujours assistée des bons soins de M. Trsynski.
Nous devions quitter Cracovie par un train du matin pour refiler vers Varsovie, mais je ne sais plus quelle raison nous fit changer d'avis et après nombre de discussions nous décidons de partir le soir. A la gare, un monsieur qui nous voit monter en première classe nous dit en français : "C'est dangereux ce que vous faites là... voyez, les premières, sont vides... c'est qu'il y a dans ce pays des hommes qui, une fois le train en route, sautent sur les marchepieds, ouvrent les wagons de première et dévalisent les voyageurs endormis ou isolés. Me voilà prise d'une peur atroce, mais mon mari et ma pianiste ne croient pas "aux boniments" du monsieur... Celui-ci insiste pour que nous attachions les poignées des portes de notre wagon à l'intérieur avec la tirette des fenêtres, afin d'empêcher celles-ci de s'ouvrir par la pression des mains expertes des "voleurs de trains". Mon mari ne veut pas descendre du wagon et aller en seconde, il met son revolver dans sa poche et il veillera... "Nous pouvons dormir", nous dit-il... Ma pianiste reste souriante, seule je suis nerveuse. J'ai horreur des dangers bêtes. Le train part et, deux heures après, un visage peu rassurant apparaît tout à coup à la portière ! Le train roule à toute vitesse et l'homme est là, qui regarde... Mais voyant mon mari éveillé et qui le fixe, et deux autres personnes dans le coupé, il inspecte, de l'œil les fenêtres attachées et comprend qu'on se méfie... alors il disparaît.
Tous les trains de nuit sont dangereux en Pologne, nous disent des gens. C'est bon à savoir !
C'est à Lwow (Lemherg), autre ville polonaise, où j'ai chanté souvent et toujours avec gros succès, que la seule et unique fois de ma vie j'ai trouvé un impresario vraiment "gentilhomme". Il s'appelle Turk et prodigieusement heureux des bonnes affaires qu'il fit, il refusa que je paie mon hôtel !
- Non, non ! dit-il, vous, vous avez "travaillé" et moi j'ai gagné beaucoup d'argent et cela me fait plaisir de vous faire cette petite surprise...
Et sa femme souriante disant:
- Oui, oui, acceptez, Madame.
Et j'acceptai. Quand il annonça ma première représentation à 1 heure, il n'y avait plus de places à 3 heures. Il annonça un autre concert, et deux heures après la salle était encore louée, et ce fut lui qui me le raconta ! Cet homme est unique en son genre ! ! ! c'est le seul que j'aie rencontré en toute ma carrière. Il faut dire qu'il jouit d'une réputation exceptionnelle en son pays.
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