Yvette Guilbert
L'Amérique
Une drôle de visite
Beaucoup d'amis américains m'avaient dit qu'un industriel qui venait de gagner 600 millions de dollars dans les munitions de guerre serait peut-être homme à aider mon École des arts à se fonder à New-York.
Une notabilité du théâtre américain, une adorable femme, fort distinguée, voulut bien m'accompagner et parler de mes efforts à ce monsieur. Nous lui demandâmes un rendez-vous qu'il accorda.
Au jour dit, à notre entrée dans son bureau, muflement il resta assis fumant son cigare ; d'un mouvement de tête il nous fit signe de nous asseoir. Je laisse Miss A. L., qu'il connaît très bien de nom, lui exposer le but de ma venue chez lui :
- Mme Yvette Guilbert venait, lui dit-elle, le prier de s'intéresser à fonder à New-York une École des Arts du théâtre, qui déjà marchait depuis une année, mais voulait s'installer définitivement et bâtir un immeuble qui resterait à celui qui le ferait construire.
Pendant qu'elle parle avec une distinction et une grâce charmante, il s'occupe, en tirant la langue cocassement, à rouler de petites boules de papier dans ses mains. Sa figure, déjà peu intelligente, prend l'air complètement idiot.., ses yeux bleus ont une expression de telle imbécillité, que mon amie et moi nous nous regardons... Alors, il s'amusa à jeter en l'air ses petites boulettes de papier, à les rattraper au vol et, pendant cinq bonnes minutes, continua ce manège. Un grand silence gêné de Miss A. L... et de moi. Que faire ?
Nous allions nous lever et partir quand, s'arrêtant de jongler, il sembla vouloir enfin écouter Miss A. L... et, insolent, une règle (le bois pointée vers moi), il demanda :
- What is her name ? Quel est son nom ?
- Mme Yvette Guilbert... l'artiste française, Monsieur...
- Ah ! connais pas.
- Comment... ! mais ce n'est pas possible, Monsieur... Mme Guilbert donne des concerts, chaque semaine, à New-York, depuis trois ans...
- Connais pas ; jamais entendu son nom.
De nouveau il rejongla avec ses petits papiers ; alors, moqueuse, mais d'un air sérieux, je lui dis :
- Monsieur, j'espère que vous connaissez au moins Sarah Bernhardt ...
D'une voix méprisante et fébrile, il crie :
- No ! no ! connais pas !
D'une boulette qu'il jette alors vers moi, il me désigne et dit la bouche remontée vers un œil :
- Qu'est-ce qu'elle demande ...
- Madame, rectifie Miss A. L... Madame désirerait, Monsieur, votre appui de capitaliste pour, créer chez nous un centre d'arts ; son talent, sa réputation...
- Well... Well.., l'art ne m'intéresse pas. Je ne m'intéresse qu'aux routes, qu'à faire des routes. L'art ? En Amérique, nous n'avons pas besoin d'art. Et m'envoyant dans la figure une boulette de papier, il dit :
- Elle chante ? alors, qu'elle aille voir ma femme, elle est toquée, ma femme, elle aime la musique.
Je m'amusais follement, et, sans dire un mot, je sortis de son réservoir à papier une feuille à entête de sa maison et la lui tendis :
- Écrivez à votre femme que je viendrai à six heures la voir de votre part.
Et comme il écrivit : "Please receive Madame Guilbert", je déchirai son billet, le priant d'en faire un autre ; son œil loucha.
- Pourquoi ...
- Parce que ce n'est pas ainsi qu'un mari écrit à sa femme...
- Ah !... Non. Well... dictez !
Et je dictai : Chère amie, je vous envoie Mme Yvette Guilbert, voulez-vous avoir la bonté de la recevoir, elle vous dira pourquoi je vous l'adresse."
Il me tendit son billet et me dit :
- Ah ! que vous êtes drôle !
Et il riait d'une façon si sotte que je brûlais de voir, la femme qui était la compagne de ce pauvre homme.
En sa qualité d'Américaine, Miss A. L,., restait meurtrie, si froissée, si humiliée et si pâle, de savoir que j'avais pu rencontrer un tel Américain; que je voulus la consoler...
- Ma chère Alice, vous manquez d'humour, lui dis-je ; des types comme ça ne s'oublient jamais ! Toute ma vie je me rappellerai ma visite à ce grotesque, et l'expression de son visage me restera une inspiration pour chanter " L'idiot " du poète Rollinat !
Je fus voir la femme du Monsieur. J'avais rendez-vous à six heures, mais comme j'arrivai à 5 h. 45, la dame attendit que les six coups sonnassent à sa pendule, pour faire son entrée dans le salon où je l'attendais. La cage correspondait aux oiseaux, elle était d'aspect provincial, catholique et bourgeois. Je ne sais pas si je fus éloquente avec la dame, car en lui parlant, c'était plus fort que moi, je la déshabillais, je la mettais en chemise de nuit, à côté de son mari au grand nez maigre, que j'imaginais en pyjama jaune ronflant la nuit à côté d'elle... Elle m'écouta le cerveau vague, les yeux fixes, la bouche morte, l'âme en arrêt, le souffle retenu créant férocement un malaise glacial.
Je m'en allai ; j'écrivis donc à ce monsieur que sa femme, pas plus que lui, n'avait accueilli mes démarches, mais que tout de même je restais surprise qu'un homme qui avait, comme tout le monde le disait, gagné 600 millions de dollars dans
des explosifs faisant MOURIR des millions de gens, ne se sentit point "heureux" de racheter son âme en aidant quelques-uns à vivre...
Je reçus, par courrier, une réponse niant les gros bcnéfices attribués à ce fournisseur de la Mort.
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