TABLE DES MATIÈRES
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L'Amérique
Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)
Prédiction de Mme de Thèbes
44.000 kilomètres en Amérique
En Amérique pendant et après la guerre
Franchise
Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique
La femme et l'amour en Amérique
La femme enfant
La jeunesse américaine
Le bluff "the greatest in the world"
Les Mécènes
Une drôle de visite
Le seigneur des chambres noires
Les invitations à double but
Un dîner chez Mrs Rita L.
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Le bluff de la charité
Deux glorieuses créatures
Mon "American tragedy"
Mon école à New York
Conclusions de l'Amérique


L'Angleterre
Ma première visite à Londres
Audiences et séjours à Londres
Le singe Consul et moi
Le poète Simon, mon Ronsard
Bernard Shaw ou le penseur éperdu


La Belgique


La Hollande


Du Danemark en Suède et Norvège


L'Allemagne (1897 à 1928)


L'Autriche
Vienne


Hongrie
Budapest


Tchécoslovaquie
Prague


La Pologne
Varsovie
De Cracovie à Varsovie


Russie (décembre 1898)


Roumanie
Bucarest
Jassy


L'Orient
Constantinople (Byzance)


En route pour la Grèce


L'Égypte
Alexandrie
Le Caire


L'Italie
Milano


La Suisse


L'Espagne - Le Portugal


La Côte d'Azur et l'Afrique française


Conclusion

Yvette Guilbert


L'Amérique

Prédiction de Mme de Thèbes

Visite à la célèbre cartomancienne, en 1896.

Il y a une vingtaine d'années à Paris, avenue Wagram, habitait une très célèbre cartomancienne ; des généraux venaient la consulter, des hommes politiques, des artistes, etc., etc...

Mme de Thèbes avait été lancée par Alexandre Damas qui la trouvait prodigieuse.Elle avait voulu faire du théâtre, ayant une prestance magnifique. Elle était très amie de la famille du médecin de ma mère. Je ne la connaissais pas. Un jour, entendant continuellement parler d'elle, je me voilai le visage d'une double dentelle noire très épaisse et, masquée, sans parler, j'entrai dans son cabinet et lui tendis mes mains; elle les regarda, les retourna, silencieuse, moi aussi, et me dit : " Mains d'ouvrière... et de grande artiste... Vous êtes peintre ou sculpteur, Madame ? "

Je n'ouvris pas la bouche... ". Vous êtes peintre et aussi sculpteur... Oh ! quelle ligne de volonté ! on la trouve dans les mains de certains hommes... mais quel dommage, la santé... sa ligne se casse... oh ! attention à la santé... les reins... je le répète, Madame, attention aux reins... Mais quelle vie de succès sera la vôtre, Madame... Vous devez avoir un grand talent... Quelles lignes ! quelles lignes 1 Mais faites bien attention, méfiez-vous de vos reins (!!!) Et, c'est très drôle... Vous avez deux carrières... La première, très brillante, est interrompue, et l'autre est tout aussi belle, mais... vous vous mariez ! - Oui ! et votre fiancé est loin d'ici... Vous traversez les mers"... Alors, comme pour lui tendre un piège, je murmurai : "Mais je suis déjà fiancée à Paris, Madame..." - "Oh ! Mademoiselle, vous n'épouserez pas ce fiancé de Paris... non, non, je vous assure que vous n'épouserez personne, que cet homme qui vous attend là-bas... là-bas... très loin d'ici." Et, bizarrerie amusante, ce fut en Amérique que je rencontrai mon mari, et d'une façon plutôt inattendue !

Ce fut donc en 1896 que je revins en Amérique pour la seconde fois, Mme de Thèbes m'avait à peine prédit "un grand voyage en mer", que l'on m'offrit un contrat pour retourner aux États-Unis. Cette fois, je fus engagée chez Koster and Bial, alors en la 34e rue. Je retrouvai mon même succès "de curiosité", et j'attendis avec impatience la fin de mes quatre semaines de contrat, pour filer cette fois visiter, fût-ce en courant, cet énorme et si splendide pays. New-York et les grandes cités étant ce qu'il y a de moins beau, car aux États-Unis, c'est la terre, le paysage qui est fabuleux ! J'allais donc enfin faire connaissance avec le Nouveau Monde !

J'étais à New-York depuis huit jours, quand un journaliste de New-York, M. Hornblow, parlant très bien le français, se mit gentiment à ma disposition au cas où j'aurais besoin de lui dans ce pays où je ne connaissais personne. (Depuis, Hornblow est devenu directeur du "Théâtre", revue créée à New-York par les éditeurs Meyer, deux Français).

Donc, un jour de 1896, Hornblow, sortant de dîner avec un de ses amis, le docteur Schiller passa, avec son ami, devant le music-hall où j'étais en représentations et proposa à Schiller d'entendre Yvette Guilbert...

- Pensez-vous, répondit le docteur Schiller, que je vais m'amuser à entrer là-dedans, pour entendre quoi, Seigneur ! une Parisienne, une chanteuse de café-concert... Non, merci ! pas moi !

- Entrons, Schiller. Vous verrez, c'est Paris transporté à New-York.

- Non ! Non ! Jamais de la vie ! c'est idiot cette proposition.

Enfin Hornblow embêta si fort son ami qu'il céda, et tous deux s'assirent chez Koster and Bial.

Le docteur Schiller, deux jours après, demandait par l'entremise de Hornblow la permission de me présenter ses hommages. J'accueillis très volontiers son désir. " Il parle français" m'écrivait Hornblow. Je donnai donc un rendez-vous au docteur Schiller, il n'y vint pas ; un second rendez-vous fut pris, il n'y vint pas ! Je ne bougeais plus, quand Hornblow vint me dire que la grande timidité, la grande sauvagerie de son ami l'avait empêché de se rendre à mon appel... et que je lui faisais un peu peur.

Deux jours après arrivait pourtant le docteur Schiller au Savoy-Hôtel où j'habitais.

Mon contrat de New-York terminé, je pris deux semaines de repos et partis en tournée ! M. Schiller vint m'accompagner à la gare, on promit de s'écrire. Et le 17 janvier je quittais, le cœur gros, ce charmant homme qui devait devenir mon mari.

J'ouvre un cahier de notes et je lis : "Partie le dimanche à six heures et demie du soir de New-York, passé mauvaise nuit en chemin de fer, arrivée le soir au Canada !" "Ce Canada trente fois grand comme la France, me dit un voyageur, et que les Français ont bêtement abandonné." Je copie mes notes (datant de 1897) :

Montréal (Canada).

Ville claire, gaie comme une ville d'été, avec ses maisons aux balcons de bois découpés, les allées plantées d'arbres ombragent des maisonnettes pareilles à celles de Cabourg ou de Bois-Colombes.

Puis voici des quartiers genre "anglais", avec de belles et grandes églises de briques, et des maisons à petits perrons.

On parle français, oui, mais comme les campagnards de Normandie.

Des terrains vagues énormes, de quoi bâtir une seconde ville. Dans vingt-cinq ans, peut-être dans dix ans, il n'y aura plus un mètre à obtenir !

Les fermiers deviennent riches dans ce pays de cocagne, et s'achètent "à la ville" de belles maisons. La culture,_ au Canada, est un moyen facile de faire fortune.

Je suis estomaquée de voir le fleuve Saint-Laurent si large, si large, et à l'horizon si lointain qu'on dirait l'Océan ! Sur ses rives, que de boutiques de poissons secs, de Bons Dieux, de chapelets faits par les Indiens ! Les rues sont provinciales et riches de magasins.

Je chante au Windsor-Hall. On me comprend très bien, j'ai un gros succès. Public des villes de chez nous.

J'habite le Windsor Hôtel, où une dame vient m'offrir des fleurs en m'assurant que la première "Yvette" du Canada, sera sa fillette, qu'elle "nommera" en souvenir de moi. Le nouveau-né qu'elle porte sur les bras a des cheveux roux et des yeux noirs ; de là l'idée.

Un libraire vend de curieux jeux de cartes, illustrées aux quatre coins, de toutes les célébrités mondiales ; c'est assez cocasse, et j'entre pour en acheter quelques jeux que j'offrirai à mes amis de Paris. A peine dans la boutique, le marchand crie à sa femme : Come along Nancy that's Yvette Guilbert ! (Viens, Nancy, voilà Yvette Guilbert) Je reste saisie de surprise. D'où me connaît-il, . c'est la première fois de ma vie que je viens, au Canada ? Alors, il ouvre un des jeux de cartes, me le montre et je me vois illustrant l'as de trèfle !

Tous les trottoirs ne sont encore faits que de lattes de bois, et les milieux des avenues sont semés de gazon.

Gros succès encore à ma deuxième soirée, mais le public se plaint, les places sont trop chères (5 dollars). Ce sont les prix de l'Opéra.

Je fais un tour en traîneau, la campagne est merveilleuse, on se dirait en Normandie ! Je pars pour Toronto le soir, après la représentation.

Toronto.

Ici aussi, dans des champs, on a bâti une cité, les rues n'ont point de pavés encore. Les trottoirs sont faits de grosses lattes de bois coupées à la hache.

La ville est absolument couverte de fils télégraphiques, c'est un filet compliqué tendu en dessins de toutes sortes au-dessus de la tête. La ville est en cage. Des forêts entières servent à fabriquer les gros poteaux du télégraphe qui, à peine rabotés, sont plantés tout crus, tout de travers, et à la .diable, sans discipline, sans souci d'harmonie, sans ordre, sans même souci d'égalité 1 Des millions de ces potences sont dressées lugubres dans la ville, c'est une horreur ! Tous les "bâtiments", les églises, les journaux, les banques, etc., etc... sont bâtis en briques style Roman. Pourquoi ? Mêmes petites habitations rustiques en bois qu'à Montréal. Quelle peut être l'humanité habitant cette horreur de ville ?

Il neige, de gentils traîneaux circulent. Quel public aurai-je ce soir?

.... Rentrée de mon concert à l'Opéra. Où peuvent loger toutes ces femmes élégantes, parées si richement, et venues en grand gala à ma soirée ? dans les chalets de bois ? Comment, dans cette ville à peine construite, trouver l'occasion et la joie de s'habiller, sortir ? On me dit : "Ce soir, ce sont ceux qui vont en Europe qui sont là... c'est la poignée qui voyage.., ils ne parlent. ni ne comprennent le français, mais ils vous connaissent de réputation, alors ils viennent vous voir, vous regarder, c'est tout... C'est la même chose pour Sarah Bernhardt quand elle passe ici. Des gens partent souvent après le second acte, quand ils l'ont bien vue. Du reste, quand elle doit prendre un train après le spectacle, souvent elle ne finit pas la pièce et personne ne s'en soucie, cela n'a aucune importance.

De Toronto à Buffalo, court voyage. Et m'y voici, le 20 janvier 1897, jour de "mon 31e anniversaire". Ces chutes du Niagara ! quelle merveille ! Dans la neige glacée d'une forêt de "coraux d'ivoire" un torrent unique au monde se déverse bondissant, en furie mousseuse ! Où suis-je ? ... Est-ce un rêve, une féerie, que cette journée de ma vie ? Comme Dieu a varié ses efforts ! Quelles délices de voir la Terre !

Traversée pittoresque du village qui, l'été, doit être un délicieux bocage.

Trottoirs de bois, toujours petites maisonnettes de bois, arbres plantés sur le devant des jardinets des maisons.

Hôtel Iroquois, bon, propre, enfin bifteck exquis ! Cette fois je chante dans un local inférieur, mon impresario a loué la salle du music-hall. Une clientèle très commune. On vient "me voir" là aussi.

Demain matin, retournerai aux chutes du Niagara, car sais-je si jamais je reviendrai ici  ... Pourquoi y faire ? Quel dommage de voir tout en courant ! Mais c'est déjà bien joli de le pouvoir faire 1 Je me, fiche, de chanter, mais regarder m'enivre !

Détroit (24 janvier).

Partie ce matin 6 heures de Buffalo, après une deuxième visite aux chutes, et arrivée à Détroit. État de Michigan.

Hôtel Cadillac, pas de lit dans la chambre où j'arrive, si fatiguée de tout ce que, mon cerveau enregistre, que je tombe de sommeil. Je sonne, rageuse, et ronchonne. La négresse ouvre sa large bouche et se dirige vers une grosse armoire à glace, l'ouvre "de haut en bas", et alors s'abaisse :comme un pont-levis, tout un lit complet, qui s'appuie des deux pieds du devant sur le sol. Ma femme de chambre, qui a le même meuble, en a peur et refuse de s'y coucher. Ai mal dormi, ai eu le trac, moi aussi, que le lit ne remonte tout seul et ne m'engloutisse, étouffée.

Le 22-23, Chicago (État d'Illinois).

Je n'y suis que pour quelques heures. Quel bruit ! bruit en bas, bruit en haut, bruit sur la chaussée, bruit au-dessus de la chaussée, où les cars passent, roulent en tonnerre, sifflent, fument !

Devant l'hôtel, des centaines d'ouvriers commencent "à combler le lac !". Un jour, je verrai peut-être, si je reviens, ce lac Michigan, grand comme une mer, comblé sur une étendue énorme et pleine de constructions. Je sors pour voir de près les travaux.

Quel froid ! Impossible de supporter les courants des vents de glace, impossible pour moi cette température, l'intérieur de mes yeux gelés jusque derrière le front me fait trop mal, et mon nez et mes oreilles commencent littéralement "à mourir".

Les rues sont vidées, personne ne sort ce matin.

Le soir, gros succès, public très cordial. Comprend-il ? Je ne sais pas.

A l'hôtel Palmer on marche sur les céramiques du bar, ajustées par des dollars cil argent ! Chaque carreau de céramique a quatre pièces d'argent, une .L chacun de ses coins. C'est beau, ma foi, ça vous a des airs byzantins. Mais marcher sur une fortune quand tant de gens crèvent de faim, en cette Amérique si dure aux pauvres... ça vous fait le cœur amer. "L'Américain, me disent des journalistes, n'estime pas celui qui ne "réussit" pas. Les pauvres sont des gens qui ne "réussissent pas". A quoi servirait de les aider  ... Les Américains viendront à votre concert, parce que vous êtes ' célèbre... que vous avez "réussi". En Amérique on n'engage que des célébrités, des gens ayant "réussi", les autres, chez nous, n'ont aucune chance. On ne comprend pas votre art, ni votre talent dans ses essences, car ici on ne parle pas votre langue, mais on sait qu'une femme toute jeune est arrivée à la célébrité, qu'elle a réussi, et, en vous regardant, on essaie de voir, de surprendre, ce qu'il y a de particulier dans votre extérieur, vos manières, votre apparence, et on s'efforce à distinguer l'attraction qui se dégage de votre personnalité, et qui a fait que vous ayez "réussi". Et pour nous, vous devenez une inspiratrice.

"Dans ce pays neuf, où la vie est pour chacun toute à construire, on connaît les luttes qui épuisent, les vains efforts, les difficultés à surmonter, l'on voit souvent ici l'argent, ce levier du monde, ne point aider, alors qu'un simple don d'imagination créera l'idée qui fera faire fortune, qui fera réussir. Vous-même, Miss Guilbert, vous avez eu "votre idée", pour réussir  ... Nous allons voir les "arrivés" et nous les saluons comme des dieux, montés au-dessus de la mêlée des médiocres.

"L'Européen comprend mal notre sentiment... parce qu'il n'a plus à créer son pays."

Le 26 janvier je suis à Saint-Louis (État de Missouri).

Quelle surprise que d'y trouver le fils de Verdier, directeur de la Maison Dorée, ce chic restaurant de nos boulevards parisiens ! Le fils Verdier à Saint-Louis !!! y tient l'hôtel Saint-Nicolas. Il me fête, me gâte, enfin, je mange ! car depuis mon départ je vis, en vérité, de chocolat. Mais chez Verdier, je prends des forces pour huit jours ! Un garçon étouffant me sert à table, dans mon appartement. Verdier me fait envoyer douze cailles !

D'où viennent-elles ? Ce n'est pas l'époque de la chasse ? Des mois qu'elles sont sur glace. Elles sont excellentes néanmoins. On m'apporte, on m'apporte des tas de choses. Ce garçon me raconte qu'en quelques semaines de l'Exposition 1894, il a économisé trois mille dollars, mais qu'il a horreur de l'Amérique.

- Allez à Paris chez Verdier, lui dis-je ? Alors il met, comme Napoléon, sa main dans son gilet et réplique :

- Pour servir des grues... Oh ! non, madame !

- Est-ce vrai, lui dis-je, que les Américains sont pingres, avares de pourboires ?

- Oh ! que voulez-vous, Madame... ce n'est pas éduqué pour apprécier les services des garçons "salonniers"... Il n'y a que les juifs qui jettent l'argent avec générosité. Il y a un proverbe, Madame, qui dit : Where would be America if it was not for the Irish and the Jews. (Où serait l'Amérique sans les Irlandais et les juifs).

"L'irlandais, continua le garçon, vient ici sans un liard ; quatre semaines après, il est de la police, et touche la moitié des contraventions qu'il fait, et des sommes volées qu'il "retrouve" pour cette raison, Madame, qu'il n'arrête jamais le voleur, il partage avec lui. Tous ils deviennent riches très vite. Ici, tous les juifs sont Allemands (il y a trois cent mille Allemands), manufacturiers de drap, d'habits, de souliers, de cuirs, tous riches, tous larges, tous généreux, faisant la fortune des hôtels,,, des théâtres ; eh bien, malgré cela ils sont tenus à l'écart..."

- Mais pourquoi  ...

- Parce que, Madame, on les jalouse. Et puis ils ne peuvent pas parler la langue, alors ça, voyez-vous, Madame, ça énerve l'Américain, et puis... ils sont bien plus intelligents, bien plus travailleurs ! Alors... ça les fait "bisquer" les Américains.

Rentrée du concert. Immense succès ! Dans la, cohue venue dans ma loge, on m'a coupé les pans de ma ceinture. On me dit que c'est pour conserver "un souvenir de moi".

Verdier a écrit à l'hôtelier de Louisville que "le 29 janvier j'arrive et qu'il s'arrange pour faire faire de la cuisine française à Yvette Guilbert, une artiste de France." Brave Verdier.

J'arrive à Louisville à l'heure du déjeuner. Je trouve une table inouïe, servie dans mon appartement. Dix personnes, auraient pu déjeuner avec moi. Le cuisinier "français" m'avait écrit ce billet posé sur un bouquet de fleurs tricolores "en sucre" ! "Une jolie bouche de mon pays, ça vaut vingt gueules d'Amérique !" (Que madame "m'excuse".) et je mets à la disposition de madame toute ma cuisine. Vive la grande Yvette Guilbert ! Vive la France !

Mauvais concert. Le public n'est pas venu "me voir". Et devant ceux qui vinrent, je me faisais l'effet de chanter chez des sourds. (Mais pourquoi comprendraient-ils nos chansons de Paris, après tout, c'est logique ?) Demain, Memphis ? Dieu que cette Amérique est primitive et pourtant si impressionnante... Ça bout ! Je chante à Memphis au grand. Opéra. Cet État de Tennessee est laid ! sale ! sale ! sale ! Oh ! l'espèce de gare pleine d'ordures et de boue... et ces gens aux visages durs... Hôtel Peabody, terriblement sale ! et c'est le meilleur de la ville, naturellement. Ma femme de chambre me dit : "Madame n'osera pas se mettre dans sa baignoire... c'est affreux de saleté !"... Et le lapin, mou et fade, était sûrement du chat. Quelle horreur !

Vu cette admirable artiste, Loïe Fuller. Elle me donne une opale et me conseille d'aller à Mexico.

Non. Je vais à New-Orleans, et nous nous arrêtons une heure à Jackson, capitale de l'État de Mississipi. Oh ! quel pittoresque à la gare ! Des nègres et des nègres, à grands chapeaux pointus, montés sur des mules qui ont de la boue jusqu'au, ventre, et des femmes blanches à califourchon sur des mules aussi. Des négresses courent avec d'énormes chapeaux à gros nœuds blancs et à plumes rouges. Nous recommençons à rouler, et nous passons de beaux étangs, des forêts admirables, des champs de coton, remplis de petites cases habitées par des noirs ; ces cases bâties sur de petits piliers de briques ont l'air de niches, elles sont grouillantes d'une humanité féminine aux cheveux crépus, dans lesquels d'immenses nœuds de calicot rose, bleu, mauve, enfin de toutes les couleurs !... C'est effarant.

Des balles de coton, à toutes les stations, trempent dans la boue des quais terreux. Des quantités de très vieux nègres avec des poils de "matelas de crin gris". tout crêpés au menton. , Voici des marécages encore. Et les baraques se succèdent par milliers; au bord des rails un arbre est coupé, à une hauteur d'un mètre du sol, on a, cloué une vieille caisse, avec une fente sur le dessus, et on a grossièrement peint : Post Office - et voilà !

Comme le train stoppe, nous voyons que des gens flanquent des lettres dans la vieille caisse. Tout à l'heure le chef de train, sautant sur la voie, va la vider. "Un blanc", coiffé d'un grand feutre gris, cherche de: l'œil un wagon qui, comme le nôtre porte l'inscription : For white only ! (Pour blancs seulement.)

Quelle mélancolie, mon Dieu, dans ce sud de l'Amérique. Le charme d'une douce paix, une atmosphère de vie primitive, maternellement miséreuse, de gueuserie poétique, la vie à ses débuts, la résignation de se contenter de ce qu'on a. Oh ! tous ces nègres qui traversent la voie quand le train stoppe ! tous ont des pardessus beige ou gris perle, et des guêtres, et ce luxe sur eux est comique... pourquoi ?

Le train passe au milieu des rues tracées naïvement dans des champs. Une vache arrive brouter près de nos wagons ; des bandes de jeunes noirs promènent des chiens, (les cochons noirs, et des poules, et leurs jets de crachat sautent au-dessus du troupeau qu'ils conduisent. Quelle adresse !

Puis, voici des terres rouges comme celles de notre Midi, et des scieries nombreuses où des arbres géants de trois cents mètres de haut, venus de Californie, attendent la scie. Que de forêts ! Nous en passons une entièrement fauchée, ses arbres coupés à un mètre de la terre, ont l'air de tombeaux, des colonnes funèbres d'un cimetière turc. Des nègres rampent sur le ventre près d'étangs gelés et chassent. Quand ils sont debout, c'est qu'ils ont de grands ciseaux pendus à leur ceinture, ou des couteaux sanglants entre les dents, puis voici des terrains couverts d'espèces de palmiers, les cases -alors reviennent, remplies de négrillons, des primitifs ponts de branchages relient ces cases d'un arbre à l'autre, petit village suspendu à cinq ou six mètres du sol dangereux, marécageux et rempli de reptiles ! Des petits enfants noirs sortent vite au passage du train, se tenant suspendus aux branches des arbres, comme des singes. Les bustes sont trop longs pour les jambes, les bras démesurés, et leurs derrières sont mobiles comme "machinés", indépendants, dirait-on, du dos, de la colonne vertébrale, un derrière articulé qui s'avance et se retire, comme une tête au bout d'un cou.

À ce moment, le train s'arrête, et un gluant alligator sort du marécage sa grosse tête. Tous les voyageurs sont aux fenêtres du train à le regarder, pendant que les négrillons, effrayés, remontent chez eux par les branches des arbres. Tous ces noirs habitant ces dangereux terrains sont des coupeurs de bois, des bûcherons.

Après ces longues journées et ces nuits de chemin de fer, voici enfin La Nouvelle Orléans ! En vérité j'ai fait tout ce voyage pour voir cela.

Il a neigé ! C'est la quatrième fois depuis un siècle, disent les journaux. La ville en est en fête, je resterai là six jours, hôtel Saint-Charles.

Je trouve des journalistes qui parlent français. Ouf ! que c'est bon ! Ou me dit que depuis des semaines, des colonnes d'articles paraissent annonçant mon arrivée, etc., etc., etc...

La ville me paraît étonnante et née d'hier. Des arcades de bois, des trottoirs de bois, des rues boueuses, sales, des millions de poteaux télégraphiques, grossièrement, furieusement coupés et enfoncés "en attente" dans le sol ; des gens débraillés, des fleurs en quantité, une sorte de Toulon et Marseille mélangés et plus primitifs, naturellement ; des boulevards énormes, des cireurs de bottes partout, des barbiers en plein vent, des marchands de perroquets, de singes, d'alligators, dans les rues ; des hommes coiffés d'énormes chapeaux de feutre, large ceinture de cuir à la taille, chemise flottante sur le pantalon, manches retroussées, pas de faux cols, des têtes de bandits, de beaux types distingués de créoles, tous ont d'incroyables cigares au bec, et une odeur étrange circule autour d'eux...

Je suis décontenancée. Où est "mon public" pour ce soir  ...

Mais en visitant la ville, je découvre un énorme quartier de magnifiques demeures en bois "style colonial", façades aux hautes colonnades de belle allure, aux fenêtres monumentales, avec devant chaque demeure un jardin fleuri. Je voulus naturellement visiter "Le Quartier Français".Seigneur ! je ne savais,,flue faire quand, arrivée là, le cocher me dit : "Tout le quartier entier n'est que maisons de prostitution : il n'y en a pas d'autres, Madame... des privées et des publiques. Mais ce quartier-là est célèbre dans le monde entier tellement il est "conséquent" ! C'est une ville dans la ville !"

Mon cocher était un Français établi là depuis trente ans, il avait été gardien de prison à Paris et il parlait de Mazas comme d'un Éden ; il disait "Mais à côté des types d'ici, Madame, ceux de Mazas méritaient le Paradis !"

Le soir, j'eus un succès énorme grâce à l'élément français. Mais il était le petit nombre, car quelques centaines de mes compatriotes pouvaient seulement se réjouir de mes chansons, à cause du prix des places. Les journalistes me dirent que j'aurais le "groupe qui suivait l'Opéra" (mais l'Opéra faisait faillite tous les ans).

Je demandai à l'hôtel un domestique dévoué à mon service. Jamais je n'oublierai le nègre Félix qui me servit pendant mon séjour !. Son jargon créole était ma joie, je le poussais à causer. Il disait : "Ici mauvais hommes blancs ! Fait misères hommes couleur, cruel injiste ; homme blanc. - Quand nous avons gentille belle femme, nous batté, nous li prend. Connais ? Il dit, blanc à noir Get away ! allez-en ! et si homme couleur li prend femme blanche, homme blanc li pend, et li brûle ! Toujours blanc aussi aime femme... Moi, pistolette ma poche, connais ? Moi aime pas négresse, moi marié femme claire, comme bois la table... cajou, jolie... longues cheveux... dents longs comme ça... Connais ? (et il me montre la moitié de son petit doigt ! Plus les dents sont longues, plus c'est joli pour lui). Moi a une fille dehors... Une Datnour.'.. Tous les hommes font ça... couleurs et blancs aussi... tous, tous ; mon femme sait pas jamais, - y croit suis bon, - moi caresse, y dis : aime ! aime ! - jamais voir autre - mon femme y croit ! y croit ! - Les blancs aussi y font ! Hommes blancs du Nord ont battu, pour faire libres les couleurs, ceux Sud voudraient nous encore esclaves. Oh ! nous se défend !"

Et il me raconte haletant : "Hier, dans la rue,. il y a blancs qui poussent... comme trop bu, pour chercher battre noirs. Hier deux noirs battit deux, blancs... content ! content ! Pas permis épouser blanche, pas aller chemin de fer avec blancs, pas théâtre, pas Opéra, pas restaurant, pas plaisirs.. Moi, je dis : pas insulter, mon pistolette toujours la poche ! Oui, madame, j'ai eu vingt-sisse femmes - tout comme ça. - Y en a qui fidèle, alors ti suffres, madame ! Bon pour opéra tu chantes : oh ! que je d'aime, comme je vous d'aime !"

L'air amusé il dit :

"Des femmes de couleur prendre Chinois pour maris, et noir pour amour, elles donnent argent du Chinois pour acheter souliers avec garnir argent, au nègre. Connais ?"

Ce mot "connais" qui revient tout le temps signifie : "Comprenez-vous ?"

Comme il s'interrompait, je dis : "Comment, ,vous avez des cocottes ici ?" Alors il pousse un cri : "Oh ! madame ! toi ! pas dire cocotte !... nous, dit: pitain, mais pas cocotte ! toi pas dire, madame !"

- Ah ! mais pourquoi ?

- Pas que c'est un chose qu'est sur la femme, connais ?

- Un chose ? quelle chose, je ne comprends pas.

Alors, très gêné, très intimidé, il bégaya :

- Un chose que li homme pas pareil à chose femme... et ça, nous appelle : cocotte. Je compris...

A ma seconde représentation, je reçus tant de fleurs que je les donnai à Félix ; j'avais peur, la nuit, d'être incommodée par le parfum. Félix me dit :

- Madame, toi prise pas cocaïne ?

- Ça se prise donc la cocaïne ?

- Ici créoles prise cocaïne pour aller en amour, connais ? Mais fleurs aussi fait perdre la tête, alors moi les porter à mon femme... bénéfice pour Félix.

Quand je quittai la ville, Félin me dit :

- Toi, bonne madame, pour homme de couleur, mais Américaines, pigs, cochons, cruels, met sur le feu pour brûle faire mourir, dis, cela madame, blancs de ton pays, qui ont domestiques noirs.

- Mais nous n'avons pas de domestiques noirs, Félix.

- Quoi ! blancs te servir  ... lave vaisselle ? fait la fatigue toute maison ?

- Mais oui, Félix !

- Ah ! cette pays... grande ! grande ! Quand moi riche, je aller ton pays, et blancs servir moi !

Et quel œil il avait à cette minute... c'était sa revanche en perspective !

Avant de quitter cette ville, je voulus la voir plus en détail, car je ne faisais, je le répète, en raison du peu de temps que j'avais, que traverser les cités en courant. Mais celle-ci, que je rêvais de voir depuis que j'avais lu certain livre en mon enfance, était vraiment typique et... C'était mes débuts de voyageuse.

Parcourant la ville, je me trouvai tout à coup sur le marché. Non, rien ne peut dire la malpropreté, la sauvagerie de ces expositions de viandes, déchirées, sanglantes, flanquées sur des tables boueuses... Et les poissons, et tout, et tout !

C'était à vous dégoûter de manger... Puis fuyant ce spectacle, je vis une merveille ! Un grand parc ayant; au milieu, une allée "de chevelures vertes, longues de trente mètres", des arbres immenses, chevelus, soyeusement, souplement, que le moindre zéphyr faisait balayer le sol, avec un léger et. frémissant bruit de soie. Qu'est-ce que c'était que ça ? c'était terrifiant, c'était effarant à regarder ! Les immenses et fines tiges se soulevaient, se balançaient, se tordaient, montaient, redescendaient ! Quelle merveille ces "Chênes en vie" "Liveoakes" ! C'est bête, mais cela me faisait peur... Sortie du parc, je rentrai dans les quartiers commerçants. Des bâtiments énormes, que ceux des journaux; un bureau de poste grand comme une gare, un opéra très confortable, des théâtres, des magasins, des hôtels riches, à côté de masures. en bois, abritées de hauts palmiers bordant les larges voies, où de belles créoles aux sourires éblouissants, aux tailles 'souples, s'avançaient, lentes dans la foule, les cous emperlés de colliers multicolores. Toutes, accompagnées de grosses négresses, à perles dorées au cou, aux oreilles, s'occupant des enfants qui ont l'air de statuettes de bronze clair.

Les bureaux de tabac ont à leurs portes, comme enseigne, d'immenses statues d'Indiens emplumés, comme les grands chefs des tribus d'autrefois. La' rue est d'un ensemble pittoresque, grâce aux couleurs criardes 'des foulards tordus sur les têtes des négresses, des chemises rouges des hommes, de leurs culottes grises, vertes, marron, de leurs hautes bottes de cuir fauve, de leurs ceintures multicolores, de leurs chapeaux aux immenses bords, noirs ou clairs, coiffant des têtes de toutes les couleurs ! Tout ce débraillé du Nouveau Continent que je retrouverai quelques années plus tard plus unifié dans le Far West", me séduisit par sa nouveauté exotique, d'autant qu'il avait pour cadre des rues encombrées des fruits de la Califorie, qui, en guirlandes démesurées, pendaient, rouges, verts, bruns, jaunes, dorés, mêlées aux tomates sanglantes accrochées par milliers aux façades des échoppes. Quelle décoration lumineuse !

Et tout ce peuple grouillait, actif, et le mot money, money, money, tintait dans toutes les bouches. Qui m'aurait dit que, dix ans plus tard, tout, serait changé ! Les maisons de bois, les trottoirs de bois, les rues de terre battue, tout cela. serait oublié, loin des souvenirs, et les villes modernisées comme la vie.

Mais je n'oublierai jamais ma toute première vision de cette partie du monde, 'encore en une sorte d'enfance : ! Et dois-je répéter qu'à. cette époque je m'inquiétais beaucoup plus de "regarder.", l'Amérique que d'y être applaudie...

Pendant toute cette tournée, une correspondance volumineuse et tendre était échangée entre mon ami Schiller et moi ; et à mon retour à New-York j'étais fiancée. Sept mois plus tard, M. Schiller venait m'épouser à Paris.

Le 22 juin 1897, nous fûmes mariés par le maire-adjoint Tamburini, du XVIIe arrondissement de Paris, un vieil ami à moi. Il y a de cela trente ans...

Et ce fut la prédiction de Mme de Thèbes réalisée... Un jeune homme brun... traversera les mers... et viendra vous épouser... Et ce fut la fin de mon second voyage en Amérique en 1896.


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