TABLE DES MATIÈRES _____________________________________
Tchécoslovaquie
Prague
Russie (décembre 1898)
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Yvette Guilbert
L'Orient
Constantinople (Byzance)
Quel choc ! Quelles révélations m'apporta ce voyage ! Et depuis de longs ans que de fois, pour soutenir mon courage, j'ai repensé aux instants de ces "révélations" faites à mon âme, à mon être physique aussi, et dans mon impossibilité d'avaler la vie sans la mâcher, j'ai pratiqué l'art de rechercher le pourquoi de tous les goûts et dégoûts pas seulement de mon époque, car si j'ai su si bien regarder et chanter celle vie de la vie, c'est que j'avais en naissant les mille savoirs de mes mille passés et que le présent, mon présent, profitait de mes attaches anciennes.
Mais disons d'abord que ce fut de Roumanie où j'étais en tournée qu'un beau jour fixé par le Destin, je fus d'abord à Constantinople en 1912. Le Bosphore, ses rives grises, cendreuses, ses îles sont présentes à mon souvenir, enfin Constantinople était alors si pittoresque ! Que m'importaient mes concerts au théâtre des Petits-Champs... j'étais là... dans l'antique Byzance ! Et les livres de Lombard, que je venais de lire, ressuscitaient en mon esprit et parmi les décors byzantins les tragédies impériales de la volupté et de la mort. Les mosquées, les minarets, les tombeaux, les grands bazars aux chercheurs d'antiques trésors, aux déballages peut-être semblables à ceux qu'avait contemplés Salammbô, les arcades, les voûtes, les ruelles, les portiques, tout cela se succédant, enchevêtré, et coupant le regard en mille accents sculptés, peinturlurés; là où des milliers de marchauds enturbannés de soies multicolores, habillés de longues robes bibliques aux vives couleurs, sont accroupis, leurs narghilés sur des tapis (que l'on convoite comme autant de trésors précieux), auprès des turquoises, des perles, des pierreries, fastueuses comme des insectes opaques ou transparents , posées sur les soies de coussins douillets.
Des armes ciselées, clos poignards d'or et d'argent, des éperons travaillés, émaillés des cavaliers du désert, des braseros de cuivre ciselés, des tentes brodées, bariolées, des grands chefs turcs morts, des damas de Perse, des velours, des satins étincelants d'or et d'argent, des pièces d'argenterie venues ; des tables des harems désertés, les vaisselles d'or aux initiales qu'on cache avec le pouce, des babouches, des bottes de princes et de princesses des Mille et une Nuits, des colliers, des bracelets, des diadèmes, des fleurs d'or, des feuillages d'argentt, des coffres de bois d'essence rare, mobiliers de sérail, produits de l'Asie, de la Turquie, de la Perse, de l'Arabie, de la Grèce, de l'Egypte, antiquité et objets modernes des quartiers de Stamboul et Scutari où les antiques races des Grecs, des Turcs, des Arabes, des Égyptiens grouillent.
Étonnant marché couvert où tous les vaisseaux du monde semblent avoir, comme au temps des Césars, déversé leurs trésors fabuleux, magies des Golcondes pour de nouveaux Haroun-al-Raschild.
L'odeur du musc, de l'eau de rose, de l'encens, celles des allées où s'étalent comme une palette de teinturier les épices de toutes les couleurs mises en sac, les fruits séchés qui embaument le miel composent un air fait du relent des fleurs, des poivres et du sucre.
Qu'est-ce qui m'arrive ... Quand ai-je vu Byzance ? N'est-ce point mon premier voyage à Constantinople ?
Tous les antiques temples païens débaptisés et rebaptisés selon le chaos des siècles et des politiques, me laissent pénétrer leur mystère et leur enseignement artiste, leurs révélations mystiques, leurs gloires voluptueuses se réimpriment sur mon cerveau, car c'est une ancienne vision que je revois et, plus fortement et mieux qu'à Rome, j'aperçois le grand, l'immense recul humain, et sens plus directement mes attaches antiques, car il me semble être étrangement revenue aux terres de mes premiers départs, je me reconnais ! Troublée et bouleversée, je sens mienne cette ambiance qui me revient à la mémoire... et la pauvreté, qui fut le lot de ma dernière jeunesse, ne fut peut-être que la suite des moyens épuratifs et du perfectionnement employés par Dieu pour punir l'excès de mes fastes, et qui sait, de mes cruautés, au siècle où j'étais Byzantine et que des lions traînaient mon char...
Tout cet orientalisme, ces maisons de céramique, ces pierres fouillées, incrustées d'or, ces ruines cette somptuosité métallique me sont familiers et je comprends très nettement que mes goût; insatiables des grandes splendeurs se sont tassés dans les profondeurs mortes de mes âmes multiples, pour à travers les siècles se réduire, s'épurer, se parfaire et passés au filtre de la misère, aboutir à la simplicité (car qu'est-ce que notre luxe occidental à côté des splendeurs antiques de l'Orient? Portes de bronze, lits d'ivoire, sols de marbres, tables d'or, sièges d'argent, vaisselle incrustée de pierreries et de perles !). Toi, Byzance, tu m'as connue belle, abusive, tyrannique et fière de ma beauté ! Aujourd'hui, en ma présente vie, la modestie de mon visage n'est que punition donnée à mon antique orgueil, mais sous ton ciel, à respirer tes ruines, j'ai reconnu l'air du pays. Suis-je un jour née chez toi ? Fus-je une Grecque célèbre qu'Athènes t'apporta ? Servante, esclave, ou reine d'Égypte, je ne sais ! Ai-je eu pour père un de ces juifs grands lettrés, colportant les littératures orientales à l'Occident, pour m'inculquer mille ans plus tard ces goûts des livres, des arts et des curiosités humaines ?
Ai-je déjà chanté, captive à Babylone ou dans ce retour en Judée au temps de Cyrus, roi de Perse, cette agonie de la liberté ravie, complainte que des voix hébraïques sanglotaient ? Étais-je parmi les chantres d'Afaph, d'Heman ou d'Idithun au temps de David ? Ai-je fait partie des ensembles chanteurs de Moïse, et fus-je la soliste choisie pour entraîner le peuple avec le chant célèbre rythmé par des tambours à la sortie de la Mer Rouge ? Le roi Salomon m'avait-il pour choriste le jour de ce festin lyrique qu'il épousa la fille de Pharaon, et qui sait si je n'ai point été une des interprètes du Cantique des Cantiques qui se "joua" dans le temple fabuleux et qu'Origène reconstitua dans toutes ses scènes chantées.Les Hébreux eurent dans leurs prophètes leurs premiers chanteurs entraînés, disciplinés avec sévérité. Suis-je sortie de leur race ?
Mon émotion aux anciennes légendes, mon goût attiré vers les Noëls ressuscitant la sainte histoire, viennent-ils de ce que j'ai assisté au Mont des Oliviers au drame de la Grande Mort ? ou couru dans Jérusalem hurlant derrière la horde populaire? Étais-je la femme de Pilate, Marie-Madeleine ou la Véronique au linge sacré ?
Ai-je chanté en Grèce l'Hymne à Némésis, ou peut-être des Theotokion, des odes, des tropaires,des stichere, des Kondakions, des prosomion, les Kathisma ? peut-être ai-je entraîné le chœur au chant du Katabase, et ai-je sangloté le Stravrothéotokion parmi lea premiers chrétiens ? Ce chant de la croix, ce stravrothéotokion, transposé 1.600 ans après en une complainte cu plainte que je chante sous le titre : La Passion, l'ai-je un jour chantée en Grèce ? Qu'ai-je été, avant d'être la petite ouvrière de Paris, devenue artiste ? Par combien de cadences et de décadences ai-je passé ? Pourquoi à douze ans étais-je éprise de la statue du "Discobole", pourquoi? L'avais-je retrouvée dans mon souvenir inconscient, et fêtée comme un vieil ami perdu qu'on revoit ? Oui ! Oui ! Je suis une fille des vieilles races... et je chante "La Vie" depuis bien des mille ans.
En cet Orient où je "retrouve" les premiers échelons de mon échelle, des mélanges de misères et de fabuleuses fortunes dansent dans mes lointains souvenirs qui se rapprochent... et je me sens émue, bouleversée, bénie aussi d'avoir de par la force des volontés du destin, pu revoir, retoucher du regard, des patries, des humanités, des reliques qui, depuis des milliers d'années, attendaient mon retour, sous la forme cette fois d'une Parisienne, d'une Parisienne repassée une fois de plus, par la Misère et la Fortune.
Une invention nouvelle retrouve, en 1928, les ondes sonores perdues dans les espaces, et les rapporte chantantes et mélodieuses à l'ouïe moderne émerveillée. Pourquoi douterait-on encore des possibilités absolues de la résurrection des souvenirs vécus rapportés par la vue aux perceptions humaines ?
Tout ce qu'on ne peut comprendre n'est point mensonge, pas plus que tout ce qu'on comprend n'est vérité... et c'est peut-être le mystère qui est le moins mystérieux.
Mosquées byzantines porteuses des plus somptueux accents d'art ! Arts décoratifs, architecturaux, sculptures et coloris, où l'or se prodigue et s'allie en beauté grave, au noir et au rouge, orfèvrerie, bijouterie antique, épousant le style national, somptuosités vestimentaires retrouvées aux murailles, orgies des richesses accumulées, invraisemblables rutilances des trésors, avec quelle élégance, quelle distinction gardées dans ces abondances ! Ah ! joie de se rouler l'œil dans pareille frénésie.
Qu'ont pu chanter ces gens-là ? C'est la pensée qui, en ma qualité de chanteuse, me vint à l'esprit. Il me fallut rechercher leurs chants, et les offrir, vêtue du faste d'autrefois. Et je les recherchai. J'en trouvai quelques-uns que j'offris somptueusement parés d'après mes documents. Mais ce fut au-dessus de la compréhension publique.
Après la guerre, seule une petite élite s'en émerveilla.
Ah ! quand je les vis sortir de la mort, ressuscités par mes soins, rechantés par mes lèvres... pour s'engouffrer en d'humaines oreilles, je ne cache pas que ma gorge étrangla de sanglots heureux.
Traduites du grec j'eus à rimer les paroles en français, qui sur ces antiques thèmes musicaux faisaient trembler mon cœur...
Que de beauté dans le simple alignement de leurs petites notes, que de volupté lentement douloureuse dans l'orientalisme de ces mélodies, dont mon imagination artiste retrouvait la plastique rituelle. Quelle joie cela mettait en moi ! Une volupté d'amante qui se grise de l'odeur d'une chair aimée, palpitant entre ses bras, me montait au cerveau et j'aurais voulu donner ce concert-là gratuit, sur une place publique, à une foule qui l'aurait mérité, et qui peut-être aurait aussi sangloté de joie, qui sait ? Moi je pleure bien à regarder un beau lac.
Ah ! belle folie des artistes ! Grandes et nobles impressions des voyages révélateurs !
C'est en écoutant le muezzin crier l'heure de la prière en haut des minarets que j'ai trouvé l'orientation que je cherchais pour amplifier le texte d'un vieux Noël de France qui, à la lecture, était si incomplet que je résolus de l'abandonner ou de le parfaire.
Il est devenu célèbre depuis, sous le titre du Voyage à Bethléem, édité dans une "Vie de Jésus" reconstituée en chansons par mes soins.
Depuis 1913, je n'ai point revu Constantinople ni l'Égypte. On m'assure que des deux côtés le modernisme et l'américanisme en ont dégradé les esprits et que le pittoresque est beaucoup atténué par des suppressions de costumes et de coiffures aux rives du Bosphore tandis que, des Palaces du Caire, les hurleurs de jazz, les chanteurs nègres, ont tué d'électricité la solennité des nuits du désert et du Sphinx.
Tout de même l'Égypte antique, son histoire, ses héros, c'est un choc à l'âme, c'est touché par nos yeux vivants, ce qui reste d'une aventure terrienne !
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