TABLE DES MATIÈRES
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L'Amérique
Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)
Prédiction de Mme de Thèbes
44.000 kilomètres en Amérique
En Amérique pendant et après la guerre
Franchise
Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique
La femme et l'amour en Amérique
La femme enfant
La jeunesse américaine
Le bluff "the greatest in the world"
Les Mécènes
Une drôle de visite
Le seigneur des chambres noires
Les invitations à double but
Un dîner chez Mrs Rita L.
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Le bluff de la charité
Deux glorieuses créatures
Mon "American tragedy"
Mon école à New York
Conclusions de l'Amérique


L'Angleterre
Ma première visite à Londres
Audiences et séjours à Londres
Le singe Consul et moi
Le poète Simon, mon Ronsard
Bernard Shaw ou le penseur éperdu


La Belgique


La Hollande


Du Danemark en Suède et Norvège


L'Allemagne (1897 à 1928)


L'Autriche
Vienne


Hongrie
Budapest


Tchécoslovaquie
Prague


La Pologne
Varsovie
De Cracovie à Varsovie


Russie (décembre 1898)


Roumanie
Bucarest
Jassy


L'Orient
Constantinople (Byzance)


En route pour la Grèce


L'Égypte
Alexandrie
Le Caire


L'Italie
Milano


La Suisse


L'Espagne - Le Portugal


La Côte d'Azur et l'Afrique française


Conclusion

Yvette Guilbert


L'Amérique

En Amérique pendant et après la guerre

De décembre 1915 à 1922.

Du mois d'août 1914 à novembre 1915, à Paris, je ne fis que ce que firent tous les artistes. Du matin au soir, on se dévouait, selon ses talents, à rendre service à la Croix-Rouge et à toutes les organisations de secours. Comme j'habitais alors boulevard Berthier, je m'en fus offrir mes services à mes voisines : Les Dames de France de la place Malesherbes, où Mme Lardin de Musset tenait ses assises.

Un jour il y eut un besoin pressant de deux cents chemises pour les blessés, des chemises à manches pouvant s'ouvrir, faites de façon à enfiler et déshabiller aisément les bras cassés... On manquait de toile.

- Oh ! Madame Yvette, il nous faut a moins six cents mètres de toile pour demain !

- Bon, donnez-moi une auto, j'irai vous les chercher.

On se rappelle que les voitures, les fiacres, les taxis, les omnibus, tout cela était réquisitionné. Enfin, un ami des Dames de France mit son auto à ma disposition, avec, pour chauffeur, un bijoutier de la place Vendôme, et nous voilà partis dans le quartier du Sentier faire "la quête à la toile". Grâce à mon nom, j'obtins tout ce que je voulais. Les paquets s'empilaient, donnés, sans autre référence que mon désir de les emporter "tout de suite" dans l'auto. Ici cent mètres, là deux cents, plus loin cinquante ; bref, à la fin de la journée, je fus accueillie place Malesherbes avec des cris de joie J'apportais la précieuse étoffe. Mais à mon arrivée, le lendemain matin, je trouvai toutes ces dames effarées devant la tâche de couper vite et bien toutes ces deux cents chemises ! Comment faire ?

- Donnez-moi l'auto, répétai-je, et tous les paquets apportés hier, je vais tâcher de dénicher le coupeur d'une maison de gros...

- Où ?

- Je ne sais pas, je vais chercher.

Je me rappelais que, dans ma jeunesse d'ouvrière, les quartiers Réaumur et des Halles étaient ceux de "la chemiserie" ! Je me dirigeai par là, je guignais les enseignes des balcons, et je vis : "Chemiserie ; bonneterie en gros au 4e", et me voilà, grimpant et tombant presque, sur le palier d'arrivée, car.., depuis l'ablation de mon rein, je ne puis monter les escaliers.

J'étais si essoufflée en arrivant chez ce fabricant qu'il rue fallut me reposer, avant de remonter un petit escalier en colimaçon, qui reliait intérieurement les deux étages de cette maison de commerce ; ce que voyant, l'apprenti, pas bête, me dit :

- Si vous aviez une carte, madame, je la monterais au patron et il descendrait...

La carte montée "au patron", j'entendis : "Comment ! Yvette Guilbert est ici !" Une dégringolade empressée, et le patron était devant moi.

- 0h ! madame, qu'est-ce que je puis faire pour vous ? Pour vous être agréable, tout ce que vous me demanderez je le ferai...

Je fis immédiatement "du chantage" avec mon admirateur et lui dis qu'il devait me faire couper deux cents chemises pour le lendemain matin...

- Impossible ! Impossible ! mais cent si vous voulez, dût-on y passer la nuit. Je finis une commande de l'État, et mes ouvriers sont partis pour le front. Mais vous aurez vos cent chemises.

Et je fus ailleurs, avec l'adresse d'un de ses collègues qu'il me donna.

Cet autre commerçant, contre la promesse de mon portrait avec autographe, coupa cinquante chemises ; enfin j'arrivài rue Réaumur chez un vieillard que je n'oublierai jamais... Celui-là n'avait qu'un fils qui dirigeait sa maison, et il était parti la veille... Oh ! ce visage terreux, ces yeux fous de douleur, ces doigts fébriles qui essuyaient des larmes. En lui remettant mon étoffe à couper, je pris avec tendresse ses mains dans les miennes, et la gorge serrée, bouleversée, je lui dis :

- Soyez calme, Monsieur, soyez calme... Dieu sera bon, vous verrez... Il vous reviendra ce fils.

Et l'homme eut un geste si tragiquement désolé que je n'ai jamais osé retourner le voir de peur d'apprendre...

Le lendemain, le restant des chemises coupées m'arrivait de chez lui. Je cherchai dans mon quartier des femmes pour venir coudre et aider à leur confection. J'allai chez ma fleuriste, emprunter une machine à coudre ; chez Singer, en emprunter une autre ; et dans le petit atelier (à côté de mon hôtel du boulevard Berthier) où, pendant tant de jeudis et dimanches, j'avais appris à des enfants du peuple à chanter de belles vieilles chansons, j'installai mon petit atelier de... chemisières. Puis, les Dames de France me demandèrent des oreillers ; alors, j'allai me rappeler au bon souvenir du Printemps, j'écrivis qu'ayant été employée au rayon de robes, on ne pouvait pas me refuser les oreillers qu'il me fallait ; bref, tout le monde se mettait en quatre et pendant de longs mois on allait chercher de tout, jusqu'à de la teinture d'iode qui nous manqua à un certain moment, autant que des camions d'ambulance !

Que Paris fut magnifique à cette époque !

Entre les travaux à l'aiguille et les courses aux trouvailles, il fallait courir chaque jour dans les hôpitaux divertir les blessés.

Les premiers blessés que j'ai vus furent ceux du Grand Palais. Je les entendis chanter " La Marseillaise" étendus sur leurs civières ; un jeune homme de vingt ans qui savait ne plus pouvoir se tenir debout, son épine dorsale démolie, me pria de signer mon nom sur la partie blanche d'un petit drapeau tricolore, accroché à sa chaise longue ; je tremblais si fort qu'il me dit : "Madame Yvette, vous seriez un mauvais tireur"...

Et ce matin où Séverine me téléphona que deux mille Belges venaient d'arriver au Cirque de Paris ! J'y courus.

Quel tableau inoubliable : toutes les loges du cirque occupées par des vieillards, des enfants, tous les sièges pris par de pauvres êtres venus avec des paquets de chiffons, des objets, attrapés à la volée au départ de chez eux, des cages d'oiseaux, des berceaux, des casseroles, des lampes, des chats ! Et ces deux mille têtes qui, harassées, dormaient, appuyées sur les épaules de leurs voisins.

Les nouveau-nés gisaient sur un tas de châles ; les gens du quartier massés en grappes à la grille de la cour du cirque apportaient des coussins, des couvertures ; moi je filai chercher deux petits berceaux, au bazar de la rue de Rivoli, et j'apportai de chez moi du bon vin, et des draps, et des torchons, etc., etc...

Oh ! l'affreux temps !

Jusqu'en octobre 1915, je ne cessais de faire tout ce que je pouvais - comme tout le monde - Mais ma santé se délabrait et le charbon devenant rare, mon médecin me conseilla de quitter Paris, le froid étant pour moi (opérée du rein) impossible à supporter. C'était pour moi un cas de vie ou de mort. Justement, à ce moment,je reçus d'Angleterre la demande de mon concours pour aider au recrutement ; le général qui signait la lettre faisait appel à la célébrité de mon nom, à Londres, pour donner un éclat particulier à ces séances extraordinaires, où, après les concerts organisés par l' "Office des Recrutements", le général et des officiers montaient en scène, et haranguaient la jeunesse masculine l'engageant à prendre les armes.

Quand j'entendais certains de ces officiers s'adresser à ces hommes d'une façon si naïvement patriotique, si creuse, si vide, si burlesque, je me disais : "Est-ce que vraiment, il y a des garçons qui vont se laisser happer par ça..." et j'étais effarée d'en voir cinq ou six s'enrôler ! C'est formidable ce qu'en temps de guerre on peut tabler sur l'imbécillité ! Quand j'avais chanté en anglais, on me demandait "d'enthousiasmer" les boys. Un jour, un général anglais étonnant, frisé, ciré, corseté, ses pieds cambrés, fins, comme ceux d'une jolie fille, gantés d'admirables bottes de Suède, monta en scène, dans le quartier de "Barnes". Pendant un quart d'heure, il cria que l'Angleterre était le seul grand pays du monde, le seul libéral du monde, le seul respecté du monde, etc., etc... Ce jour-là, on m'avait fait "l'honneur" de m'inviter à m'asseoir avec l'armée, sur l'estrade, ce qui ne se faisait jamais ; j'écoutais donc, bien placée, le discours du coquet petit général, et comme, lorsqu'il l'eut terminé, il me fit signe de lui succéder, je m'avançai souriante et dis en anglais :

- Mesdames, Messieurs. Tout ce que le général X... vient de vous dire est tout à fait vrai quant à votre cher pays... il est grand, libéral, et respecté, mais où le général se trompe c'est quand il croit qu'il est le seul grand, le seul libéral et le seul respecté... Le mien, Mesdames et Messieurs, l'est autant !...

Un rire formidable de la salle. Je continuai

- Et c'est pour cette raison que je suis honnête en vous criant, jeunes hommes : "Joignez-vous aux Français, c'est vous joindre à vos frères !"

Dans les journaux on acceptait toujours ma copie. J'annonçai donc que mon prochain récital serait une réponse aux calomnies, et que le titre de mon programme serait :

L'amour en France.

Conférence en anglais par Yvette Guilbert, illustrée de chansons françaises du moyen âge à nos jours.

Un journal fit paraître cette conférence et je dus la redonner plusieurs fois à New-York et dans mes nombreux déplacements. Pendant mes sept ans aux États-Unis, j'ai sauté sur toutes les occasions de faire respecter et aimer mon pays.

Un jour, je remarquai que les universités, les écoles, les collèges n'étaient nourris que de la culture anglaise qui s'inspira à tant d'époques de la nôtre. Je tentai de rétablir la justesse de la balance, et sous le titre : " La culture Américaine !, je tâchai de ramener à la France ce qui lui était dû.

Ceci aussi fut publié par un quotidien et servit la cause française, car le printemps prochain je fus appelée à Columbia University (11 mai) pour y faire entendre tout mon répertoire médiéval et le journal de la plus grande University des États-Unis fit paraître cette poésie :

YVETTE GUILBERT

Here is the spirit of the immortal France,
The Quenchless ardor of the lotie Jeanne d'Arc
And Comrad Cocur (le Lion, broadly stark
That daine bespeaking kinship in a glance,
Which Winds of time but temper to enhance,
The glow transcendant of that ageless spark
Whose lucent splendors knows no mortal dark
Sky fire to guard the actars of romance
- So now she stands to serve lier country's part,
In understanding which dœs more than bless,
In simple kindness pouring out her heart
To us, who can saxonly express
Due hommage to the fulness of lier art
And all her bravely human loveliness.
F. T. K.

Pendant les sept années que je restai aux ÉtatsUnis, je fus, chaque saison, conférencer et chanter à Columbia University. Le charmant "Professor Bush", amoureux, de la littérature populaire française et de celle de notre moyen âge, me facilitait les retours devant le public de ces soirées spéciales.

Les programmes de 1916 à 1920 me permirent non seulement d'y faire entendre des chœurs de refrains populaires des XVIe et XVIIe siècles, mais aussi des chants grégoriens, et des chansons de toile du XXX, et des chants d'Adam de la Halle, du XVIIIe, etc., etc.

En octobre 1920, j'y revins donner un concert avec conférence, sur lés premiers grands chants, lyriques de Prance ; l'introduction de l'influence orientale dans notre musique du moyen âge, et les derniers vestiges musicaux des chants païens.

Pendant un séjour à Lincoln, H. B. Alexander, philologue, professeur à Lincoln university, fit paraître cette autre poésie imitée de François Villon, en janvier 1917.

A MADAME YVETTE GUILBERT
(L'âme de France est Yvette Guilbert)

The soul of France is Yvette Guilbert.
Tell me where are the clames of Yore ?
Proud Ermengarde, and the sainted John
And Genevieve by the moonlit shore
O'er the city keeping her watch alone ?
Princess and saint, and sweet mignon
In robe of gris, in robe of Vair
Tell me, whèrc is theirs beauty blown
To forai the soul of Yvette Guilbert.

Tell me, and are the loves no more
That minstrels sang, and maids benoan ?
Of fair Iseuet, of pale Blancheilor
Of Heloïse, mid the cloister's stone
Learning to pray, and by prayer stone
Of Beatrice, and her poët fere
Tell rne, where are the old loves blown ?
- Home to the heart of Yvette Guilbert.

Tell me, where is the France of Yore ?
Roland, Bayard I is France best Known
In heart thats true to its Knightly core,
Where chevaliy hath brightest shone ?
r Known in the splendor of Louis Throne
In the lusty call of chanteclerc
Or in field of white lilies sown ?
"The soul of France is Yvette Guilbert".

Envoi

Where glory and bright fame are Known
High courtesy in land so c'er
There France is found, who finds lier own
In the singing soul of Yvette Guilbert !

Seul un philologue pouvait écrire cela en Amérique !

A cette époque Grenville Vernon, critique du New-York Tribune, termine un splendide article par ces mots qui se répercutèrent dans toute l'Amérique :

"The poëts who dreamed allways of France as a glorious woman dreamed well - They dreamed of Yvette Guilbert !"

(Les poètes qui rêvent toujours de la France comme d'une femme glorieuse, rêvent bien - Ils rêvent d'Yvette Guilbert.)

L'écrivain Clayton Hamilton conclut un long article : "mais Yvette Guilbert n'est pas seulement "une grande artiste, c'est aussi une grande femme, "parce que, comme le dit Whitman, elle est multiple, et trône intelligente et sensitive au sommet de la civilisation de ces centaines de générations accumulées, qu'elle regarde d'un œil averti et souriant. Elle est l'essence même de la nation qui la créa. La peinture, la sculpture, l'architecture sont des formules rythmiques pour les yeux ; la poésie, la musique, la prose, sont des formules rythmiques pour l'oreille. L'art d'Yvette Guilbert les totalise. La venue d'Yvette Guilbert fut un baiser de France arrivé vers nous de par les mers !..."

Enfin, le 16 avril 1917, Carl Vau Vechten, dans un ouvrage sur les grands interprètes, me consacre dix belles pages qui me comblent de joie orgueilleuse, et le beau salut à "Mon travail" se termine par ces lignes que je traduis : "Étonnante Yvette qui a personnifié tant d'images à la scène ; qui a donné au monde tant de l'âme de la France, tantde l'âme de l'art lui-même, mais plus que tout,tant de l'âme humaine." Après avoir parlé de mes interprétations parisiennes chanoiresques, il arrive à ma nouvelle manière qui l'enthousiasme et il dit :

"Esprits dévorés de passion, pauvres d'esprit, saints affamés à la mauvaise haleine, légions des corps souillés, attirés par la mort. Péris, nymphes, muses de la Grèce, vierges de marbre de la Certosa de Pavia. Le jour et la nuit de Michel-Ange, lesjolis anges de Bellini, les vierges d'Orcagna, leschœurs angéliques sur la tombe de Saint XXXà Nuremberg, quelques vierges dans le Duomo de Milan, les hordes des cent églises gothiques, lafoule entière de ces figures, délaissent leursformes pour s'en venir à vous, ô artiste aux centmille étreintes. Sûrement, sûrement, tous, vousavez plané sur elle, inspirant, influençant cetteYvette Guilbert. Sa diversité me paraît sanslimite, elle exprime l'univers en termes qui lui sont propres, elle ne manque jamais de méthode expressive, car chaque impression qu'elle veutdonner, elle la donne, offrant tout d'elle-même, son cœur autant que son cerveau."

Ah ! cher Carl Van Vechten, vous fûtes une de mes "rares consolations", vous aussi, car avec Clayton Hamilton et deux ou trois autres, vous' fûtes les seuls à vraiment comprendre la qualité de mes apports, en cette Amérique si brutale !

Pour l'artiste véritable, ce n'est point d'être applaudi qui le transporte, c'est d'être compris, compris surtout dans son intention, ses rêves et ses moyens de les réaliser...

Pendant cette période de récitals, je fus appelée non seulement à Columbia university de New-York, mais au collège de XXX. Quel souvenir émerveillé. Les ombrages de Versailles, un vaste bâtiment somptueux, tenu impeccablement comme une propriété princière.

Appelée un jour de fête pour corser la joie récréative de toute cette splendide jeunesse féminine, j'eus sous les yeux ce spectacle digne d'un peintre.

Sur des gazons touffus qui avaient l'air de velours émeraude, d'énormes arbres, au-dessous de ces arbres des tapis superbes, couleur turquoise, sont jetés à profusion ! Oh ! ce bleu sur ce vert, quelle joie des yeux ! et sur ces adorables tapis, des centaines de jolies jeunes filles habillées de rose, de blanc, de mauve, de bleu, de jaune, etc., etc., avec de belles fleurs aux corsages et sur les chapeaux, ombrelles assorties aux robes, petits souliers de satin, bas de soie, aspect élégant, frais, suave, jeune, dans ce parc à perte de vue, au milieu d'une nature à faire rêver tous les poètes de la terre !

On a mis des sièges sous des arcades gothiques, et je chante dans un enclos qui a l'aspect d'un cloître. Les fillettes comprennent-elles ? Je ne sais, mais elles sont attentives, les yeux si curieusement ouverts. Elles applaudissent d'une façon si bonne, si charmante !

Je l'ai déjà dit, la jeune fille américaine a un cœur adorable.

Je trouve là, professeur de littérature française, le célèbre philologue Beck que je cherchais depuis dix ans ! Nous parlons du moyen âge et je lui promets que si mon idée de créer une école à NewYork se réalise, je l'appellerai une fois par semaine pour faire un cours, ce qui arriva.

Quant on sut que XXX avait eu ma visite, me vint une invitation à me faire entendre du Smith-College.

Ah ! les gentilles fillettes là aussi, et des professeurs charmants, connaissant bien notre littérature, mais ne l'enseignant que superficiellement, la littérature anglaise étant la dominante naturellement.

Dieu qu'on parle peu le français aux Etats-Unis !... Sur plus. de huit cents élèves que j'eus, j'en connus peut-être six parlant notre langue...

L'École Mannès, à New-York, m'offrit de donner chez elle des cours d'interprétation,, et pendant deux saisons j'instruisis, chaque semaine, quarante jeunes filles. M. et Mme Mannès, Américains fort distingués, tenaient une école de musique, et je reçus d'eux la plus exquise, la plus élégante hospitalité. Je donnais mes cours dans une curieuse pièce Renaissance de toute beauté, pièce digne d'un château de François ler.

Le temps étant venu de laisser reposer le public de New-York, je partis en voyage en janvier 1918, toujours chantant et conférenciant, et parlant librement avec mon public, selon, je le répète, ce que la guerre apportait de France chaque semaine...

Donc, je fus à Boston, Philadelphie, Baltimore, . Washington, Pittsburg, Albany, Springfield, Hartford, Syracuse, Rochester. Puis vint le Canada. Quels changements magnifiques, dans ces villes : Montréal, Québec, Toronto.

Alors, je me dirigeai vers l'Ouest. Là aussi, le progrès avait fait des villages d'autrefois de véritables villes : Buffalo, Toledo, Détroit, Saint-Louis, Chicago, Milwaukee, Duluth, Grands Rapids, vous vous étiez transfigurés, modernisés. Quels progrès à la vapeur. J'allai jusque dans l'État de Nebraska, à Omaha où, à la descente du train, je vis nu arc de triomphe haut de six étages, avec ces mots au fronton, qui luisaient dans la ville : Welcome to Yvette Guilbert ! et l'arc s'allumait le soir en des milliers de lampes électriques. Je restai saisie de surprise et d'émotion...

Puis j'allai à Lincoln, à Kansas City. Après, je visitai le Colorado, Denver, le pays des pierreries magnifiques ! Colorado Springs (où j'ai vu "Le Jardin des Dieux", "The garden of the Gods" dans lequel les premières tribus des Peaux-Rouges ont laissé leurs traces, en d'étranges escaliers échelles creusés dans le roc). Puis j'arrivai chez les Mormons à Salt-Lake City. Enfin, j'atteignis la Californie, San-Francisco, San-José, Santa Barbara, Los Angeles, San Diego et Fresno.

Partout, partout, l'accueil fut admirable ! partout il me fallait parler de la France, de ses femmes, de ses enfants, de l'état de son esprit et de son cœur, et je copie quelques en-têtes des articles qui parurent dans la Press. Ah ! ces interminables interwiews qui me fatiguaient tant avant de chanter ! mais on ne pouvait s'y soustraire à pareille époque.

1.- Yvette Guilbert encourage nos citoyens à reconstruire les cités françaises détruites.
2.- Yvette Guilbert enthousiasme avec ses chansons.
3.- Mme Guilbert nous apporte le cœur de la France.
4.- Mme Guilbert est une grande propagandiste.
5.- Yvette Guilbert plaît à un large auditoire.
6.- Yvette Guilbert nous enthousiasme dans un récital au bénéfice des soldats.
7.- Yvette Guilbert a un message.
8.- Les chansons de France produisent un récital unique
9.- Yvette Guilbert voit et constate un manque d'humanité en Amérique.
10. - Yvette Guilbert évoque l'esprit de France.
11. - Guilbert dit les souffrances de la France.
12. - Mme Guilbert gagne des lauriers à un concert en peignant la poésie de l'esprit de France telle qu'elle est.

En repensant à ces voyages pendant la guerre, comment oublier les piteux Français installés en Amérique depuis de longues années, et qui profitaient de la situation pour se haïr et se diffamer et donner un spectacle si bas de la fraternité française...

Deux pauvres feuilles de choux, établies dans la même cité et tirant peut-être à deux cents exemplaires, luttaient à qui tuerait l'autre... et chacune de ces feuilles vint me demander d'aider à diffamer l'autre... Pauvres gens, ils s'adressaient mal... Je les mis à la porte tous les deux.

A San-Francisco, un Français intrigant, habillé en général, rien que cela, avait, vint-on me dire, soutiré des sommes à des tas de gens, puis avait filé à l'anglaise...

Une richissime Américaine cessa d'envoyer du lait en France parce qu'une autre riche Madame l'avait imitée, et qu'elle était furieuse de n'être plus la seule ! Drôle de façon de comprendre la charité !...

Les Américains, pendant la guerre, ont été inouïs de générosité, surtout les pauvres. Certains riches ont donné aussi, mais pas selon leurs fortunes, car ils comptaient toujours ce que leurs dollars faisaient, traduits en francs, de sorte que de très petites sommes de dollars sonnaient, à cette époque lourdement généreuse.

Je me souviens d'une de mes élèves ayant une grosse fortune et me montrant, fièrement, des lettres touchantes de gratitude d'une pauvre paysanne, très vieille grand'mère sans ressources, â laquelle la très riche Américaine envoyait huit dollars par mois pour son petit-fils, orphelin de six ans, dont elle était la marraine de guerre huit dollars par mois pour vivre à deux...

Devait-on pour si mesquine aumône avoir tant de vanité au cœur ? Et cette archi-millionnaire mondaine de New-York, qui, après la guerre, faisait savoir à toute la presse de France qu'elle avait donné dix mille francs à je ne sais quelle œuvre (à cette époque cela faisait trois cents dollars...), n'était-ce pas ridicule pour un millionnaire ? et pourtant la Presse Parisienne fut exquise et salua la "grande générosité" de cette dame.

Mais les Américains, en général, ah ! qu'ils furent admirables ! Je n'oublierai jamais l'aspect de la 5e avenue, le jour où des femmes demandèrent à toute la ville de, donner pour la Croix-Rouge de France.

Un hamac tricolore de quinze mètres de long, tenu par vingt-quatre lemmes, douze de chaque côté, fut trimballé, et les dollars tombèrent des poches et des balcons, comme une pluie, clans le hamac ! Et c'était émouvant de voir la joie du peuple américain à donner, à donner, pendant que des musiques bruyantes enthousiasmaient et excitaient la foule, qui vidait ses pocketbooks.

Un soir, au théâtre où je chantais, en costume du XVIIIe siècle, des employés du Gouvernement vinrent me demander la permission de monter sur la scène, pour placer clos "Liberty bonds", emprunt de guerre, que l'on offrait dans tous les endroits publics. Ce soir-là, c'était le dimanche, personne ne se décidait à prendre de cet emprunt et l'homme en scène se décourageait. Pas très intelligent, il se laissait déjà démonter et allait se retirer, lorsque, de la coulisse, j'entrai subitement en scène et criai : "J'offre mon joli costume à l'Amérique si généreuse pour la France !" Le public trépigna.

Combien ma jolie petite jupe de soie ? 2.500 dollars ! cria-t-on. - Combien mon gentil corsage ? 2.500 dollars ! cria une femme ! - Mon petit tablier de brocard ? 500 dollars, dit un monsieur. - Combien mou joli mouchoir de dentelle  ... 200 dollars ! A cette minute, je me souvins qu'il avait été fait par ma mère... et mon cœur se serra de le voir partir... en le remettant à l'acheteur, je le lui dis.

Puis vint mon adorable bonichon du XVIIIe. Combien ? 500 cria le père d'une de mes élèves. - Et combien mon petit bouquet de fleurs, faites à Paris, de satins multicolores  ... 500 aussi, cria la même voix. Et voilà que 7.500 dollars allaient à l'Amérique, grâce à mon petit geste.

La salle applaudit follement. Le lendemain, j'envoyai aux acheteurs ma jupe et mon corsage et le cher mouchoir, mais celui-ci me fut rendu galamment, avec un adorable billet. Ma jeune élève garda, en souvenir de moi, ma petite coiffure et mon petit bouquet qu'elle porte quelquefois. Je m'étais privée d'un adorable petit costume de chez Callot, mais j'avais fait tant de plaisir à mes braves amis américains, en les remerciant pour ma patrie.

À cette époque-là, je fus chanter sur les places publiques pour activer cet emprunt, et un jour Muratore et moi nous retrouvâmes perchés sur les gradins de la Bourse au Wall street, opérant là pour le même but ; mais Muratore avait cru devoir s'habiller en poilu pour chanter... moi pas !

Quand l'Amérique décida d'entrer dans la guerre, ce fut un brin comique, de voir chez des quantités de femmes la fureur de l'uniforme !

Il s'en faisait de toutes sortes de façons. Dans le Majestic Hôtel, il y avait quatre femmes, habillées, ma parole, en policemen, avec des trognes rouges extraordinaires. A Paris, on les aurait suivies, et quelle musique, quelle blague derrière elles !

Des milliers de jolies filles s'exaltaient à l'idée de se costumer ! et quelle joie d'aller à l'aventure... d'aller en France !... Elles partaient pour une fête, sans se douter de ce qui les attendait.

Dans toutes les confiseries, on voyait des boîtes de bonbons, des "candies" pour les boys, mais des boîtes qui avaient un mètre de circonférence ! Et les tricots, et les tricoteuses ! Dans les théâtres, en écoutant les pièces, des femmes tricotaient pour les soldats, pendant les concerts, partout, à l'Opéra même, on voyait des aiguilles en marche.

Rien m'était plus extraordinaire que les camps où les boys, venant de tous les coins d'Amérique, se réunissaient avant de s'embarquer pour l'Europe !

Je pus chanter dans les principaux, et devant des gars nègres, et des gars blancs, qui étaient fous de joie de partir ! On leur disait : "Voilà Mme Yvette Guilbert, c'est une Française!" Alors on venait regarder l'Européenne, comme moi je regarderais les habitants de la lune.

Au camp Meritt, je fis la connaissance d'un charmant homme parlant si bien notre langue que je le crus Français. C'était un ancien élève de Gaston Paris, le grand maître philologue de M. Joseph Bédier, notre éminent académicien.

Notre amour du moyen âge fit que nous devînmes de bons amis.

Jamais je n'oublierai mon ami M. Milwitzki, apprenant aux boys à se conduire en France ! Il leur disait : "Si vous cherchez votre chemin, et qu'une Française vous dise : "A ttendez, Monsieur... je vais vous accompagner." Ne croyez pas que cette femme ait des idées impures... Mais respectez-la... parce qu'en France, les femmes sont toujours gentilles et serviables...", et les boys buvaient ses paroles.

Il leur apprenait le français "de voyage" avec (les mouvements de bras fantastiques. Il criait : " One, two, three ! merci ! " et tous de hurler "meut-ci !"

Pour dire : quelle heure est-il ? il sortait quatre fois uu doigt, et prononçait : ké leu ré lit. - Les boys l'imitaient et cil quatre cris disaient : Ice leu ré til. Alors d'un geste de tourniquet le bras de Milwitzki fendait l'air, pendant qu'il criait : " Ensemble !!! Un, cieux, trois : Merci ! Quelle heure est-il ? Meur - ci - ké leu ré til", hurlaient deux cents voix.

Le camp Meritt était le dernier avant le départ... c'était l'étape douloureuse, où les familles venaient dire adieu à leurs hommes. On avait organisé des salons charmants, des gazons, des fleurs, partout, sur une étendue de terrain énorme. Rien n'indiquait un départ tragique... La salle à manger étonnante de propreté, les salles de journaux et d'écriture, étaient adorablement meublées et bien tenues. On préparait le départ vers la Mort avec un souci étonnant de la camoufler !

Quand j'y chantai, je fus bouleversée par un chant religieux de nègres... sur Jeanne d'Arc ! Quelle histoire avait-on pu leur raconter, à ces noirs, pour qu'ils entrassent en relations avec cette figure française du XVe  ... Mais c'était bouleversant de sincérité.

Ah ! ces années, quels souvenirs. Tant de pauvres êtres croyaient ne point s'avilir, en entrant au service de l'espionnage, de la dénonciation de leurs compatriotes, leurs suspicions imbéciles,, puériles et contagieuses !

Gestes grotesquement "patriotiques" des pauvres élues en inquiétude.

Ah ! cette magnifique chanteuse d'opéra, vieille femme allemande aux cheveux blancs, qui, mariée deux fois, avait un fils dans les armées allemandes, et un dans nos tranchées... et qui, pour sauver sa tragique situation en cette Amérique, où elle s'était fixée depuis longtemps, hurlait contre l'Allemagne et manifestaitde façon, clair ! si pénible, en sa qualité de mère, deux fois éprouvée. Pauvre femme, comme elle manqua de courage et de tact ; c'était si simple d'avoir la dignité de se taire, et de souffrir pieusement...

Mais l'imbécillité devenait si dangereuse, en Amérique, en temps de guerre, que je n'oublierai pas, de retour en France, cette phrase d'un officier français : "Tous les imbéciles, pendant la guerre, ont été employés pour les crapuleux services !"

Ce qu'on a pu faire faire à de pauvres êtres, faibles ou bêtes, sous prétexte de "patriotisme", est inouï ! La piteuse indignité, en a-t-elle eu des amateurs pendant quatre ans ! Ce pauvre consul qui, à un déjeuner chez lui, dans une ville d'Amérique, disait à sa femme : "Hé bien, moi, j'ai du courage... Je dis tout haut que j'aime la musique de Wagner !"

Le patriotisme ! l'a-t-on assez prostitué, rendu équivoque ? Ce sentiment si magnifique, combien de gens l'exploitèrent, pour leurs intérêts commerciaux ou artistes, leurs vengeances, leurs rancunes, leur simple jalousie ; combien s'en construisirent une "raison de rapports"...

Que de fripouilles "patriotiques" on a vu s'agiter pendant la guerre ! Ces mouchards voyageurs, en mission infernale, ces dénonciateurs obscurs à tant par mois... ces Judas mystérieux, souriants et félins... tuant ici et là l'honneur des familles... cambriolant les bonheurs et traînant dans la honte d'innocentes victimes, dans le seul but de conserver leurs emplois de coquins, et d'assuper leur sort.

Ah ! n'est-ce pas, braves gens de mon pays, crions à pleine voix : honte et malédiction sur ceux de chez nous, qui ont ainsi déshonoré leur patrie et le caractère de leur race.


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