Yvette Guilbert
L'Amérique
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Un an après ce dîner chez Rita L... je reçus une lettre qui me causa une grosse émotion.
Une des invitées de mon amie, Mme F..., m'adressa ce billet: "Madame, depuis notre dîner chez MMe Rila L..., je n'ai rien pu faire pour votre école, mais aujourd'hui arrive la possibilité de vous aider dans vos projets. Voulez-vous bien me recevoir pour que nous causions de celte occasion qui s'offre à moi de vous être utile ?"
Il faut savoir ce que fut ma lutte aux États Unis pour imaginer, pour comprendre ce que cette lettre signifiait pour moi ! Voilà qu'enfin quelqu'un de compréhensif s'intéressait à mes désirs artistes. Voilà qu'enfin m'arrivait la proposition d'aider mon grand rêve à se réaliser.
Mon mari était sorti ; moi, nerveuse, ne tenant plus en place, j'écoutais fébrile le bruit des grilles des ascenseurs... enfin, je reconnus le pas de mon mari et courus à la porte. J'étais si transfigurée u'il me demanda :
- Qu'est-ce que tu as ... Qu'est-ce qu'il y a ?
- Tiens, lis cette lettre..,
Il lut, et, rêveur, laissa lentement tomber.
- Qu'est-ce que cette femme peut bien avoir à te demander ...
Je courus au téléphone. La dame y vint m'y répondre... Oui, elle avait la grande joie, disait-elle d'une adorable voix, de pouvoir enfin venir à l'aide d'une grande idée et demain, à quatre heures, elle serait chez moi. Elle disait :
- Vous vous rappelez, Madame Guilbert, Mme Rita L... vous a fait la description de ma splendide maison le soir de notre dîner... Vous vous souvenez bien de moi ?
- Oui ! Oui ! Madame, parfaitement, à dcma.n 1
Oh ! je passai une nuit à me crever le cœur, me disant : si c'était un bluff ... Si elle te mentait, si elle avait une idée de derrière la tête... Et puis, je m'en voulais de penser ainsi, c'était laid, pourquoi cette femme, qui n'est pas une gamine, pourquoi cette femme ne me dirait-elle pas la vérité ?
Enfin, elle arriva ! Gaie, fine d'allure, élégante, souriante, exquise.
- Voilà, me dit-elle : Il. y a six mois, je ne pouvais pas vous aider à créer votre École... aujourd'hui, Madame, je puis le faire ! (Je ne respirais plus.) Voilà... Dans dix jours, je donne un grand dîner suivi d'une soirée. J'aime à recevoir de très grands artistes... dans ma maison... Vous serez "The Queen of the evening", la reine de la soirée, et après que vous aurez dîné chez moi et chanté quelques chansons... (d'un coup, je compris l'habituel et affreux piège)...
Elle me refaisait le "coup" que m'avaient fait huit lovely ladies depuis deux ans sans jamais aboutir qu'à distraire leurs amis "à l'œil" (gratis).
Je me sentis "en révolte" et prête à ne plus me laisser faire. Je crois qu'à cette minute j'ai eu des instincts d'assassin.
Très calme pourtant, très froide, je répliquai :
- Entendu, Madame. Vous savez naturellement que le prix de mon cachet est de 1.500 dollars ?
Bousculée dans son plan, elle me regarda déconcertée, et retrouvant vite son aplond.
- Mais Madame Guilbert, vous parlerez à mes invités de votre école... je vous reçois "en amie", alors j'ai cru que vous viendriez gracieusement.... d'abord, je ne peux pas payer 1.500 dollars, c'est trop pour ma bourse (elle avait une fortune de 10 millions de dollars).
Je répliquai :
- Madame, il n'y a que deux façons de me recevoir : ou en amie comme vous le dites et alors l'élégance m'ordonne de ne point en profiter pour parler de mes propres intérêts d'affaires... ou en professionnelle, et alors vous devez me payer pour venir distraire vos invités ? Vous avoir rencontré dans un dîner, Madame, ne constitue pas "une amitié" ? Je vous connais à peine, Madame...
Alors, s'oubliant, elle crie :
- Mais, j'ai une des plus belles maisons de la ville ! Les boiseries de ma bibliothèque sont une curiosité ! Vous n'avez jamais. chanté dans de pareilles boiseries, Madame Guilbert !
Devant cette niaiserie, cette bêtise, je me levai.
- Eh bien, Madame, faites chanter tout New-York dans, vos célèbres boiseries ; moi, je m'en dispenserai.
Sa pauvre bouche se crispa douloureuse et murmura
- Mais... c'est que toutes mes invitations, parties déjà, portent votre nom !!!
Effarée, je la regardai
- Comment ! Vous m'aviez annoncée, sans savoir si je viendrais ?
- Mais oui, dit-elle piteuse, et prise à son piège.
- Madame, votre procédé ne me plaît pas et je n'irai pas chez vous. En France, notre éducation est faite de telle sorte que jamais nous n'oublions les nuances. Le tact nous est enseigné, Madame, en même temps presque... que l'alphabet.
Elle m'écoutait, les yeux navrés, toute chavirée, me regardait suppliante, se levait, se rasseyait, enlevait et remettait ses gants, lentement les boutonnait, les déboutonnait, poussait des soupirs... puis avec une espèce d'élan égoïstement tendre :
Écoutez... venez... excusez moi... Venez... ! Qu'est-ce qu'on dira si vous ne venez pas : on dira que j'ai promis faussement votre venue... je vous en prie, venez... !
Elle prit mes deux mains dans les siennes, l'air si gêné, si désolé, que sur son piteux, visage passa une torture montrant sa pauvre petite âme puérile... Alors prise. vraiment, vraiment d'une douce pitié, je lui dis :
- Eh bien, allons, je viendrai ! mais sans requête pour mon École.
Et elle ajouta toute radieuse et inconsciente - Oui ! Oh ! merci ! merci !
Au moment de la quitter, le soir de sa fête, elle me murmura :
- Merci ! Vous avez été très bonne pour moi ; ce soir, je penserai au buffet de votre École, je vous enverrai quelque chose pour nos girls...
Elle oublia sa promesse, naturellement !
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