Yvette Guilbert
La Côte d'Azur et l'Afrique française
J'ai chanté en France sur la Côte d'Azur : Nice, Menton, Cannes, Monte-Carlo, etc..., etc... devànt des publics désœuvrés et qui voulaient du rire, n'en fut-il plus au monde. Joueurs, clients des palais de jeux, où les cartes apportent la ruine et la fortune, courtisanes en quête de ganants, malades chercheurs de soleil, bourgeois riches, énervés de vivre leur vie, chacun apportait là sa fièvre et le travail de ses désirs, moi j'y venais chanter, avec le sentiment de distraire sans long voyage ma vie de labeur par l'enchantement de ce coin de nature que Dieu fit magnifique et je dépensais là tout ce que j'y gagnais.
Ces publics de France et de l'étranger, réunis sur la Côte d'Azur de novembre à fin mars, sont charmants et reconnaissants. Fils et filles dé joie, rechercheurs de plaisirs des villes d'hiver à la mode, mêlent à la gentille puérilité de leurs âmes goût d'un esprit "bon marché" dont quelques-unes de mes chansons, choisies pour eux, les régalaient.
Mon succès fut toujours égal.
Depuis trente-cinq ans, j'y apparais à des intervalles différents et trouve mes auditeurs quoique renouvelés à chaque saison, porteurs des mêmes besoins fébriles de tenter leurs chances aux jeux de l'or, de l'amour et de la santé.
Aucun Français, aucun Mécène américain fabuleusement riche n'a eu encore le coup de cœur enthousiastement artiste de créer, sous ce ciel de turquoise et cette terre embaumée, un monument éternel, un temple des fleurs, une mosquée des parfums, quelque beauté lapidaire laissant la date de sa naissance passer à travers les siècles et sollicitant l'admiration des hommes...
Aucun banquier n'eut encore l'idée d'élever là une cathédrale à la nature, un portique à la gloire de Dieu. O jardiniers innsensibles, ne planterez-vous jamais sur le sol de vos fortunes un obélisque au soleil ?
Ah ! mon pays ! si d'étais riche... j'aurais pour toi des générosités inventives inattendues, incomparables et artistes !
5i l'on ajoute à ces proches randonnées méditerranéennes l'Algérie, terre africaine des Caïds en burnous, des maisons à terrasses sur les toits, des femmes voilées empaquetées de blanc, et chaussées de babouches rouges, pays des chevauchées du diable, des fantasias hippiques rappelant celles des cavaliers de la Nevada, on aura le trace, de mes petites excursions chez les races nées du soleil de France, et d'une de ses colonies.
Des parents à moi habitèrent plus de dix ans Tunis, l'antique Carthage, et me déçurent de tout ce qu'ils m'en dirent. Hugues Leroux, questionné par moi sur les reliques architecturales de Tunis, sur ses arts qu'il connaissait bien, me confirma les dires de mes parents : pays "commerçant" depuis le commencement des siècles, occupé bien plus d'argent que de beauté, et, somme toute, pauvre de souvenirs artistes. J'y allai , chanter. Alger "Possession française". J'y donnai des programmes parisiens "boulevardiers" pour les résidents, nos compatriotes visitant souvent Paris. Ils ne se dérangèrent pas. Ce furent les touristes qui accoururent. C'était il y a trente ans. Depuis, jè n'y suis pas retournée.
La ville ancienne m'amusa à visiter : la casbah avec ses ruelles en montée, ses escaliers qui n'en finissaient pas, ses cafés arabes, ses prostituées, maquillées avec des briques pilées et des tatouages bleus sur les joues, ses rues aux matelots en bordée, se ruant dans le quartier de l'amour et marchandant son prix avec les Vénus le leur criant de leurs fenêtres, tout cela était assez amusant, mais rien n'était, beau, que l'arrivée du bateau en vue de la ville extrêmement blanche d'aspect, et pittoresquement construite en gradins. Aucun grand souvenir artiste. Les gorges de la Chiffa nous offrirent le spectacle de singes sautant: dans les arbres. C'est l'unique fois de ma vie que j'en vis vivre en liberté et presque apprivoisés, tant, ils s'approchaient volontiers des humains.
J'ai voulu voir en Alger la belle Fatma de l'endroit pour me documenter sur une courtisane africaine. Elle consentit à me recevoir, parlant le français parfaitement et venant souvent à Paris. Elle habitait sa maison propre, toute joliment carrelée de vieilles céramiques bleues. Aucune fenêtre sur la rue. La lumière venait d'une cour intérieure où, sur une balustrade ajourée, un paon blanc.
L'intérieur de la belle Fatma était horriblement meublé par un Dufayel de l'époque, moi qui espérais voir un home algérien, je fus déçue ! Sur le lit de cuivre était étendue une carpette large pour un corps... "Ainsi, disait la dame, j'épargne mon linge..." Elle me montra comment elle maquillait, ses yeux. Accroupie à la mode arabe, elle plongea ses mains dans un petit meuble bas, en tira de vraies perles fines, les pila, les pulvérisa et s'en ombra les paupières.
- Ça vous coûte cher, ce maquillage-là ?
- Oui... mais c'est magique...
Elle portait de larges pantalons de satin vert jusqu'aux chevilles, un gilet de velours noir brodé d'or duquel sortaient des manches de satin blanc très amples, qui rendaient ses ongles encore plus dorés par le henné. Elle mâchait du bois noir pour se blanchir les dents, brûlait des parfums chers aux filles de Marseille, vaporisait sa chambre de musc et de benjoin, et, de son éventail, tuait les mouches à terre.
Je la quittai déçue, tout cela était médiocrement palpitant, toutefois pour la remercier de sa courtoisie, je lui envoyai une belle corbeille de fleurs.
Et voici la fin de mes promenades à l'étranger. Un jour, je parlerai de celles que j'ai faites en pays de France.
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