Yvette Guilbert
L'Italie
Il y a trente-cinq ans, en 1893, les managers italiens avaient en France une telle réputation de mauvaise foi, qu'aucun artiste de chez nous ne partait sans avoir reçu une avance sérieuse sur ses appointements.
On ne faisait pas d'exception, on ne voulait rien savoir de celui-ci ou de celui-là ; pour chacun, quel qu'il fût, le mot d'ordre était : méfiance !
Au bout de tant d'années d'affaires, faites dans ces conditions, les agents de concerts italiens avaient fini par aller au-devant des hésitants leur versant d'eux-mêmes des dépôts avant fleur départ. Cela évitait les froissements et décidait des contrats.
La première ville qui vint m'offrir de me faire entendre en Italie fut Naples. Quinze mille francs pour dix soirées. Émile Gainnet, mon agent (de Bruxelles) s'occupait alors de toutes mes affàires et obtint une avance si mince (le manager du music hall de Naples n'ayant pas de fonds) qu'il décida de m'accompagner dans le voyage afin de me faire régler chaque soir le prix de mon cachet, les petites avances devant servir à payer les trois ou quatre dernières représentations. Le directeur me payant chaque soir décida de nous faire escorter, Gainnet et moi, d'un carabinier qui grimperait à coté du cocher (en cas d'attaque) du concert à l'hôtel ! cela nous donna à réfléchir sur la qualité de sa clientèle...
Dans ses lettres, il disait recevoir les gens les plus élégants de la ville, et avoir un établissement de grand luxe, etc. etc... (le thème habituel) C'était en décembre 1893. La politique entre l'Italie et la France n'était pas de toute cordialité et chaque occasion offerte aux Italiens était pour eux une possibilité de manifester.
Judic venait d'essuyer à Rome deux semaines leurs sifflets, quand j'arrivai à Naples.
Une salle bourrée à craquer de ces Italiens du peuple, turbulents,. fébriles, bruyants, mais marchands d'oranges ou de statuettes de plâtre. A mon entrée en scène, je me trouble. J'annonce "Les 4 Z'étudiants" de
Xanrof, et je commence tranquillement, lentement... et petit à petit des quolibets en italien sont échangés tout haut, entre les casquettes qui s'écrasent à mes pieds, et elles qui grouillent au poulailler.
Tout à coup, toute la salle nasille : "gnan, gnan, ,gnan..., gnan, gnan, gnan... , sur un rythme trainard et moqueur. Je regarde mes individus dont les superbes dents brillent si fort que j'en reste une seconde émerveillée, m'oubliant en un silence si, net que l'orchestre s'arrête : alors je regarde autrement ce public, et je pars d'un tel éclat de rire qu'il me faut sortir de scène. C'était trop farce aussi ! figurez-vous mille pouces ruisselant du jus des oranges et des grenades, sucés et resucés, plongés, sortis et replongés dans les bouches, pendant que deux mille yeux me lancent des éclairs !
Jamais je n'oublierai le nettoyage de tous ces doigts, la magnificence de toutes ces dents, et la colère de tous ces yeux !
Le directeur dans la coulisse, pâle comme un mort, ne sait pas pourquoi je ris et me regarde terrifié sortir de scène, car on crie, on hurle dans la salle. Je calme mon rire, le rideau se relève et je reviens en scène. Impossible de chanter, "gnan,, gnan, gnan, gnan, gnan, gnan", répète rythmiquement le public. Alors quatre "messieurs", les seuls de la salle avec les journalistes, s'essayent à parler au public et je comprendsvaguement qu'ils expliquent que mes chansons à moi sont parlées, plutôt que "chantées", que c'est mon art, etc. Debout en scène pendant l'explication qui dure, je continue à examiner mon public. Au fond ce sont des voyous braillards, mais peut-être "bons_ enfants", car les journalistes et les quatre messieurs sont écoutés très-gentiment par eux, qui à mesure qu'ils les renseignent, me regardent avec des yeux calmes, surpris et déconcertés. Alors une idée de blague me vient en tête, je sors de scène et dis au manager haletant :
- Vite, vite, comment dit-on, en italien, je chante lentement et je croisqu'il me répondit Io canto poco; bondissant alors devant le trou dusouffleur,je dis sourinte et blagueuse :
Iô canto poco,poco.
Perche, qui va piano va sano !
Alors, les journalistes, les quatre messieurs et les voyous sont pris d'un tel fou rire qu'on me laisse chanter.
Le lendemain gros émoi dans les journaux et à ma stupeur (on me traduit les articles), j'appris que M. M. Crispi, le fameux homme d'État, était un des "quatre messieurs" ayant défendu ma cause en informant le public que j'étais "une illustration de la scène française" et, qu'il ne fallait pas montrer l'agnorance de l'Italie en recevant mal une artiste du talent de Mlle Yvette Guilbert, etc., etc...
M. Crispi m'écrivit un billet charmant me disant que puisque j'avais commis la faute de me faire entendre dans un tel endroit, j'étais un peu responsable de l'accueil qui m'y avait attendu. Je reçus des fleurs, des aquarelles (!), des billets, des cartes me priant d'oublier cette soirée. Pendant dix jours, Naples fut en ébullition avec mes representations, et à Paris, à mon retour, on me montra une cote de la Bourse où les valeurs italiennes "avaient baissé" et la mention "Yvette Guilbert a été sifflée à Naples"en indiquait la cause !
Et voilà ! et c'était bien fait pour moi. On ne pas chanter là où ce n'est pas digne d'aller. Et le pauvre Gainnet en aurait pleuré de chagrin. Mais, qu'est-ce que cela pouvait faire, j'avais vu Naples ! Naples avec ses linges troués pendus en drapeaux dans ses cent mille ruelles, avec ses quais allumés a giorno par ses oranges jaunes et rouges, ses grenades sanglantes, les relents forts de sa poissonnerie puante et les cacas et les pipis, humanité sans gêne, libérant ses entrailles en plein jour devant le volcan qui en fumait de rage ; tout cela pendant que ses beaux mioches aux peaux sombres, aux yeux noirs, ardents, aux bouches l'oignon chantaient, dansaient, guitaraient, accordéonnaient, gesticulaient "en acteurs" de dix ans sous un soleil que Dieu dorait de son amour.
Et ma visite au musée ! ma stupeur devant nos mille petits outillages modernes retrouvés parmi, ceux de Pompéi. Il me fallait aller à Pompéi, ccoûte que coûte, et un, matin Gainnet et moi, nous louâmes; une bonne voiture car l'auto était encore inconnue, et de très bonne heure nous partîmes dé Naples afin d'être de retour à temps pour la représentation.
J'avais lu, étant fillette, les fameux "derniers jours de,Pompéi" et durant le trajet j'étais haletante de curiosité. Ah,! l'étrangè petit voyage que de regarder ces villageois italiens vivre mélés à leur basse-cour, et la toilette des enfants pouilleux faite entre les deux pouces de leur mère, assise chantant sur le pas de sa porte. Dans la rue où sèchent, comme des rubans, les macaronis jetés sur des-palissades~de bois, les poux peuvent goûter aux pâtes,s'il s'échappent de la tuerie, et les puces des nombreux pauvres chiens qui se grattent peuvent s'y coller si le cœur leur en dit.
Mais voilà Pompéi ! Ah ! les publics peuvent applaudir ou huer, siffler, éternuer, cracher, s'ils le veulent, je suis ici devant un grand désir réalisé, une hantise qui date de l'enfance... et, je, regarde, regarde, regarde, je marche, morte de fatigue et je me dis : "Tu reviendras, tu reviendras, il faut beaucoup de temps pour regarder et réfléchir à tout cela, aujourd'hui c'est le premier toucher de tes yeux, une autre fois, dix autres fois tu reviendras, si Dieu le veut... et j'y suis venue et revenue ! et, avec le temps, j'ai parcouru cette adorable Italie. Ah ! mon métier, que je te dois donc de grands bonheurs ! Fille pauvre, sans l'argent que tu m'apportas, cher métier, comment aurais-je vu tant de merveilles, comment, aurais-je pu voyager ... Voilà mon vrai succès, ma glorieuse récompense : voyager ! voyager !
C'est à Naples que je vous ai connue, Mathilde Serao. Votre réputation de femme de 1ettres était alors très grande, et votre feuilleton me combla, à un de mes retours à Naples dans un beau, très beau théâtre dont j'ai oublié le nom mais dont les deux étages de loges, appartenant "aux propriétaires" de l'immeuble, furent pris et occupés sans ajouter rien à ma recette, d'où déception amère en raison dé nos frais. On vous fêtait à vos voyages à Paris, Mathilde Serao, votre grand talent de romancière et de journaliste y était loué, et vous aviez de ndmbreux amis parmi nous, pourquoi pendantla guerre avoir renié cette France qui vous accueillait bien et chez laquelle vous disiez venir avec joie ? Vous êtes morte, Mathilde Serao, et je ne demande pas à Dieu d'en punir votre si volumineuse personne, mais de vous faire faire la queue... une heure, une toute, petite heure, avant d'entret au paradis.
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