Yvette Guilbert
L'Amérique
Les invitations à double but
C'est la farce la plus courante et si enfantinement truquée. Ces invitations artificiellement amicales sont venues certainement des prétentions d'artistes européens, heureux d'être des virtuoses "mondains", coureurs de salons américains.
Leur manque de dignité s'accorde volontiers à ces propositions à venir dîner (avec leur violon) ou les prières de s'asseoir au piano... au moment des cigares! Des chanteuses mangent à peine pour réserver leur souffle, à l'heure de "la soirée".
Mais ces artistes sont prévenus d'avance et savent ce qui les attend. À eux d'accepter ou de refuser. Ce qu'il y a de terrible c'est que ces mœurs aient donné lieu à une habitude établie sans jamais faire bénéficier d'une XXX l'artiste que l'on reçoit.
Je fus, un soir, bien ennuyée que ma bonne éducation fût la cause qu'un charmant ami à moi s'en trouvât blessé. Un jour, il me dit : "Yvette, je suis certain que si je réunissais chez moi Rockefeller-et une vingtaine de riches américains (les plus riches de New-York), ils s'intéresseraient à votre magnifique idée d'École... Les Américains que je connais sont distingués et aiment les arts... Voulez-vous que je les réunisse ?" Une cinquantaine de personnes furent invitées, Tout le gratin de la ville était là, Les cartes d'invitation disaient : "Pour rencontrer Mme Yvette Guilbert."
C'était la toute première fois que je me prêtais à ce genre d'entrevue et n'en connaissais pas les conséquences. La maîtresse de maison nie pria de rester à ses côtés pour que chaque invité me fût présenté. Une délicieuse harpiste se fit entendre, Miss Mildred Dilling, et, enfin, le maître de la maison annonça que Mme Yvette Guilbert allait soumettre l'idée d'enrichir New-York d'une école des arts, conduite par elle, et des professeurs de France, dans cet esprit français que tant de jeunes gens pauvres ne pouvaient point connaître, empêchés qu'ils étaient d'aller étudier en Europe, comme les plus fortunés.
J'expliquai mes plans. C'était, dis-je, ceux que tous les apprentis artistes, les étudiants pouvaient souhaiter : les arts français appris à domicile. Il me fallait l'aide de capitalistes afin de faire venir de Paris huit à dix professeurs de premier ordre pour me seconder. Une maison spacieuse était nécessaire, louée pour commencer, et construite plus tard quand on aurait vu et pu juger ma régularité au travail et mes succès, et je priai les personnes présentes de vouloir bien s'intéresser à ce projet. Puis la réception continua.
Le maître de la maison me dit, le lendemain :
- Vous avez tout gâté en ne leur chantant rien,
- Comment ! Mais je ne pouvais pas le faire sans en être priée, cher ami ! De quoi aurais-je eu l'air ...
- Mais si, mais si, ces gens-là vous connaissent, et vous applaudirent souvent, ils sont tous venus dans le but de vous entendre, croyez-le, car aucun n'a manqué de répondre à l'invitation. Vous n'avez pas été gentille...
- Cher ami, je suis une femme bien élevée, et, à Paris, j'aurais été taxée de très mauvais goût, si je m'étais permise de me faire entendre sans au moins la prière du maître du logis ! Ça se fait dans le peuple, mais dans un certain monde ça ne se fait pas.
Et mon ami, très vexé, murmura :
- Eh bien, en Amérique, Yvette, ça se fait.
Je fus profondément surprise et désolée d'avoir mécontenté ces charmants amis américains si généreusement serviables, mais comment oser dans un milieu qu'on vous dit distingué, l'être si peu soi-même ?
Chaque pays a ses mœurs, et même ses sentiments.
Les miens, qui sembleraient universels en ce cas, ne furent pas ceux des Américains.
Mais comment savoir ?
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