Yvette Guilbert
Roumanie
Jassy
1912
Jassy ! Ça c'est l'Orient, l'Asie, tout ce que vous voulez, excepté l'Europe !
La neige tombe depuis huit jours et, jour et nuit, on entend un bruissement de grelots qui tintent joyeusement, sans cesser jamais, dans l'air léger. Ce sont les petits traîneaux aux pauvres vieux chevaux qui sautillent et font glisser sur la neige dure des amas de couvertures sales, de vieux chiffons fourrés, puants, au-dessous desquels sont enfouis des voyageurs.
Dégel ! Boue, vase, lacs, trempettes, rues ou les caftans des juifs mettent leurs tristes taches noires. Ah!cette purée brune étendue sur le sol où les flic-floc des bottes s'enfoncent, éclaboussant les devantures des magasins lépreux et sales, de ces quartiers orientaux, de ces ruelles à bazars de meubles peinturlurés.
Où coucherons-nous ?
Ici on ne sert pas de petit déjeuner le matin.
Là, dans cet hôtel ?de cent cinquante ans en retard, avec ces serviteurs douteux, ces linges inquiétants, ces voyageurs mal odorants... ligués contre le savon, les limes à ongles et les brosses à dents ? Quelle douceur résignée dans ces visages appareillés à ce ciel triste et sale, à ces magasins dont les bariolages arrivent à rester sinistres...
"Ah ! Madame, nous dit un très vieux et très distingué Roumain, si vous aviez vu Jassy, il y a seulement soixante ans, quand "nous étions la capitale de la Moldavie" ! Quelle richesse chez nos boyards, plus somptueux que ceux de Bucarest...
Nos femmes étaient nombreuses qui portaient de longues robes de velours, boutonnées du col au bout des pieds, d'énormes perles ou des diamants gros comme le pouce ! Ma mère portait alors des diadèmes ou se cousaient des fortunes de pierres précieuses... et dans les musées d'Europe se sont répandues les riches orfèvreries d'or et d'argent qui garnissaient nos tables et nos dressoirs. Fini le temps des repas servis aux pauvres chaque semaine... ces tables aux cent couverts de Dieu! où la foi faisait partager les richesses.
Et le luxe de nos équipages d'été, de nos traîneaux d'hiver, aux grands draps de zibeline, de renard bleu, de chinchilla, d'hermine dans lesquels s'allongeaient frileuses nos jolies femmes, suivis de cavaliers porteurs de torches les soirs sans lune.
"Depuis 1870, la ville, est ruinée. Tenez, Madame, ce grand palais de l'École polytechnique, que vous apercevez d'ici, était une des maisons de ma mère. Ce musée d'agriculture que voici, c'est là où je suis né avec tous mes frères et sœurs... vendue la maison, vendus les palais, et les châteaux d'été, grands comme, votre Versailles, se sont transformés en hôpitaux, en écoles. Regardez cette ville, c'est l'Asie déjà..."
Et, la gorge serrée, le vieillard hochait la tête tout déprimé par ses beaux souvenirs et je pensais "Ah ! la destinée des villes... Quand on pense à ce que fut la Bruges du moyen âge, devenue Bruges la morte."
Jassy, n'est-ce pas curieux qu'au milieu de cette cité asiatique et "reculée" nous trouvions un théâtre de toute beauté que Paris pourrait être fier de posséder ? Nous n'en revenons pas, et le soir, un public exquis, fin, bonde la salle et le succès est énorme, pourtant nous sommes heureux de fuir l'hôtel et cette atmosphère triste de délabrement. Toutefois, tant de gens sont cultivés au point de lire et de parler notre langue couramment, qu'on se demande si cet ennui de vivre dans la laideur ne cherche pas sa compensation dans la culture des lettres et des arts, et si cette ville n'est point splendidement bénie de tant délaisser son corps au profit de son cerveau et de son âme.
« Retour à la page d'introduction » |