Yvette Guilbert
L'Amérique
Mon "American tragedy"
Après un premier stage de quatre ans en Amérique (1915-1919) un riche commerçant fourreur de New-York, M. A. N., qui avait suivi mes efforts et ceux de mon groupe d'élèves, prit un grand intérêt à mon école et se déclara un jour disposé à m'aider en mettant à ma disposition un immeuble (40e rue) pour y installer cette école et ses ateliers. Le loyer annuel était de 6.000 dollars et ce charmant mécène prenait le loyer des trois premières années à sa charge. Dans une réunion qui eut lieu entre Mr. et Mrs. A. N. (sa femme), les sœurs Lewisohn et moi, un projet d'entente fut dressé. J'étais dans une telle émotion joyeuse que je sautais au cou de Mr. A. N. pendant que sa femme me pressait les mains avec une exquise tendresse. Il fut convenu que, devant partir pour la France dans quelques jours, la location de la maison-école se ferait en mon absence, et qu'arrivée à Paris j'expédierais de quoi la meubler, voulant louer mon bel hôtel du boulevard Berthier, si je trouvais locataire.
Devant installer mon local à New-York pour y commencer la saison dans trois mois, le temps à Paris m'était mesuré ; je fis donc vite et dès mon arrivée en France (juin 1919) je me mis à l'œuvre. Des tapis, rideaux, des tentures, ma literie, tout mon linge, mon argenterie, tableaux, bibelots, etc., soit quinze énormes caisses, encombrèrent huit jours le vestibule de ma maison du boulevard Berthier pendant que cinq emballeurs s'occupaient à empaqueter ces caisses, afin de les faire partir, par le prochain bateau.
Au milieu de ce tohu-bohu arrivèrent M. et Mme R. G.,. désireux de louer mon hôtel tout meublé et me voyant prête à quitter Paris, l'affaire se fit sur-le-champ et en deux heures ma maison fut la leur ! Ils devaient en prendre possession aussitôt après mon départ. Hélas, je ne devais plus l'habiter jamais !...
Pendant que mes caisses flottaient sur l'Océan, un câble atroce et laconique m'arrivait : "I have changed my mind, N." Ce qui veut dire : "J'ai changé d'avis, N."
Écrasée, désemparée, je m'embarquai suivant mes quinze caisses à New-York où, pendant cinq ans, je les laissai au garde-meuble. (Leur renvoi plus tard me coûta 35.000 francs). Car je m'étais réinstallée à l'Hôtel Majestic où quelques salles me servaient de classes d'école.
Cette défection de mon "mécène" fut le commencement de ma débâcle. Le nombre des élèves inscrits était assez grand pour ranimer mon espoir dans la réussite finale, mais mes frais trop élevés pour faire vivre un conservatoire sans appui appréciable. Je fus donc à la longue obligée de vendre ma maison de Paris toute meublée pour faire face aux besoins de mon entreprise, et, en 1922, j'abandonnais la lutte, rentrais en France où je me trouvais désormais sans home, sans meubles, sans rien, obligée de rester pendant deux ans à l'hôtel !
Enfin, après de nouveaux et surhumains efforts, j'ai pu, à la fin de l'année 1924, me racheter tout un intérieur et recommencer ma vie. Et je n'ai jamais revu ce ruineux "mécène"...
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