Paulus
Notes
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CHAPITRE II
L'Eldorado - Une nuée d'étoiles ! - Le réveillon. - Comment Thérésa devint célèbre - Suzanne Lagier - "La Petite Curieuse" - Un drame dans la salle - Jules Léter - "L'Amitié d'une Hirondelle" - Chrétienno - Horace Lamy - Une prouesse peu banale. - Mathilde Lasseny.
J'aurai l'occasion, au cours de ces mémoires, de conter mes souvenirs d'enfance, de jeunesse et de dire à la suite de quelles aventures se décida mon entrée dans la carrière lyrique. Je veux tout de suite parler de mes débuts véritablement sérieux, de ceux de l'Eldorado, le 1er avril 1868.
J'avais alors 23 ans.
Je vous demande pardon, belles et honnêtes dames à qui j'ai si souvent menti, mais j'ai soixante-deux ans. Le dictionnaire Larousse [1] le dit bien, mais vous ne lisez guère le Larousse et j'espère que vous me lirez.
[1] Le Larousse du début du siècle sans doute car le nom de Paulus disparut dans les éditions suivantes. Quelques lignes seulement lui sont consacrées dans l'édition en six volumes de 1932. - En juillet 1908, l'année de sa mort, un long article parut cependant dans "Le Larousse mensuel illustré". Pour en lire le texte, voir ici.
Il faudrait deux gros volumes pour parler de l'Eldorado, comme il convient.
Depuis plusieurs années, lorsque j'y débutai, ce n'était pas une troupe d'artistes qui ornait le programme, c'était une nuée d'étoiles !
L'Eldorado, construit en 1858, avait déjà causé la déconfiture de trois directeurs, quand
M. Lorge l'acquit en 1861 et en fit le café-concert de premier ordre que l'on
sait, grâce à de hardies réformes. Il commença par supprimer la Corbeille et l'obligation, pour le public, de renouveler les consommations. Les auteurs durent soumettre leurs chansons au directeur, avant de les proposer aux artistes.
Comme à la Comédie-Française, les artistes ne figuraient pas sur l'affiche par ordre de mérite, mais par rang d'ancienneté.
Dans un programme de 1863, Thérésa,
qui venait d'y débuter, y est classée septième.
Elle avait déjà remporté une quasi-veste avec son morceau de début, "Fleur des Alpes" de Masini [Francesco Masini ou Mazini, 1804-1868], une romance sentimentale, - car elle s'essayait, s'ignorant encore, dans les romances sentimentales.
Elle n'eut pas à se plaindre de cet insuccès, il lui valut de devenir célèbre. Voici comment :
C'était la veille de Noël.
M. Lorge, le directeur, enchanté de la tournure que prenaient ses affaires, avait invité tous les artistes à réveillonner. Au nombre des convives se trouvait M. Goubert [Louis Cécile dit Arsène], directeur de l'Alcazar.
Souper copieux, truffes et champagne, folle gaieté !
Si bien qu'au dessert, les cerveaux étant au point pour toutes les folies, Thérésa et son camarade, Velotte, eurent l'idée de s'affubler, elle d'une vieille défroque d'habilleuse, lui d'une blouse de machiniste.
Armés d'une guitare et d'un tambourin basque, ils improvisèrent un concert comique.
Thérésa chanta sa "Fleur des Alpes", mais
avec l'accent alsacien et en émaillant le refrain de trou la la i tou tyroliens.
Succès prodigieux ! [Voir à Thérésa Mémoires, chapitre 15]
M. Goubert l'attendait à la sortie.
- Combien gagnez-vous à l'Eldorado ?
- Deux cents francs par mois.
- Je vous en donne trois cents ; mais vous lâcherez vos couplets à la
guimauve et vous chanterez les comiques.
- Ça va ?
Et, quelques jours après,"La Fleur des Alpes", chantée à l'
Alcazar comme au réveillon, valait à Thérésa son premier gros succès devant le public. Elle marcha dès lors de
triomphe en triomphe.
M. Lorge, furieux de ne pas l'avoir devinée, lui fit un procès qu'il gagna.
Thérésa en fut pour ces cinq mille francs, mais ce n'était pas payer trop cher la renommée.
Et Suzanne Lagier !
Elle avait eu, le 16 mars 1865, un début triomphal à l'Eldorado.
Nestor Roqueplan [2] terminait ainsi le compte rendu qu'il lui consacrait : "Elle a gagné le public !... elle a trinqué avec lui !"
[2] Louis-Victor-Nestor, littérateur né à Montréal (11 - Aude) en 1804, mort à Paris en 1870. Écrivit de nombreux croquis (vie mondaine ou théâtrale) tout en s'occupant de l'administration de l'Opéra, de l'Opéra-Comique, des Nouveautés, des Variétés et du Chatelet. Frère du peintre et lithographe Joseph-Étienne-Camille.
Suzanne Lagier, Dunkerquoise, descendait en ligne maternelle de Parmentier, le
vulgarisateur de la pomme de terre. Une noblesse qui en vaut bien d'autres !
Elle avait débuté à l'École lyrique, à l'âge de treize ans ; elle fut remarquée et engagée aux Variétés, alla jouer à Londres, à Covent-Garden, rentra au Palais-Royal, puis partit à Saint-Pétersbourg. Elle avait l'humeur baladeuse.
De retour du pays où fleurit le nitchevo, elle entra à l'Ambigu [boulevard du Temple] et y joua Mademoiselle de Belle-Isle, Jean le Cocher et la Tour de Neste où pas une n'avait dit mieux qu'elle : "Buridan, mon vieux complice !"
Paul Mahalin [3] écrivait : "C'est la seule actrice qui puisse jouer Chonchon, après Mlle Léontine ; la seule comédienne qui puisse jouer Célimène, après Mlle Mars ; la seule femme qui puisse jouer Marguerite de
Bourgogne, Marie Tudor et Lucrèce Borgia, après Mlle Georges".
[3] Littérateur né à Épinal en 1828, mort à Paris en 1899. Fut chroniqueur (théâtre) au Gaulois sous le nom de Triolet et publia divers romans, pièces de théâtre, critiques qu'il publia sous divers pseudonymes : Blondet, P. de Trailles, Georges Fontenay, etc.
À l'Eldorado, même succès. Elle réussissait dans tout : drame, comédie, vaudeville, chanson.
Mais si son succès augmentait sans cesse, sa taille, en largeur, l'imitait. Elle était devenue d'une corpulence exagérée.
On pouvait dire d'elle comme de l'Albani [4], en modifiant un peu : "C'est un éléphant qui a avalé un pinson!"
[4] Emma Albani, cantatrice d'origine canadienne née Marie-Louise-Emma-Cécile Lajeunesse à Chambly, Québec, morte à Londres en 1930.
Et avec ça, spirituelle, gaie, gavroche, toujours prête à la riposte.
Un jour, dans un port de mer, elle admirait un ingénieux mécanisme installé sur le quai.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda-t-elle à l'indigène qui la pilotait par la ville.
- C'est une grue ça lève des fardeaux.
- Ah! chez nous, à Paris, ça ne lève que des hommes.
C'est elle qui a créé cette jolie et grivoise chansonnette : La Petite Curieuse, de René Luguet [Alexandre Bénéfand dit, 1813-1904], musique d'Hervé, que chantent toujours les diseuses, expertes à lancer le sous-entendu.
Un soir de décembre 1865, Suzanne Lagier allait jouer avec Perrin une bouffonnerie musicale d'Hervé.
Le rideau se levait quand une panique éclata dans la salle.
Un spectateur avait voulu tuer une femme à la première galerie. Un monsieur s'était interposé et avait reçu le coup mortel.
Pendant vingt minutes, ce fut un brouhaha étourdissant dans la salle. Une fois la victime enlevée et l'assassin arrêté, le public réclama... la continuation du spectacle.
On commença la pièce d'Hervé, qui était bourrée de faits lugubres, de crimes, d'assassinats à faire frémir les cœurs les plus insensibles, et le public... se tordait de rire !
Il se rattrapait de ses émotions réelles, éprouvées quelques minutes auparavant.
Darcier avait chanté à l'Eldorado.
Il y avait eu Jules Léter, l'idole du public.
Une voix de basse merveilleuse sortait de cette bouche encadrée par une barbe lugubre. Il phrasait admirablement, et chacune de ses créations fut un succès.
Parmi celles qui sont demeurées populaires, il faut citer "L'amitié d'une hirondelle"
[1867] paroles de Philippe Théolier, musique d'Alfred d'Hack [qui composèrent également "Brise des nuits" (1869)].
La vogue de cette chanson fut immense, puisqu'elle a eu les honneurs de la parodie et qu'on a chanté dans les cours :
Je n'ai gardé, dans mon malheur,
Que la moitié d'une hirondelle.
[plutôt que l'amitié d'une hirondelle]
Et puis, la belle et charmante Chrétienno, qui avait fait ses premières armes au théâtre de Belleville, en 1859, sous le nom d'Alexandrine.
Offenbach, ce fouinard, dénicheur d'étoiles, l'entendit chanter ; elle avait une voix exquise ; avec la troupe des Bouffes Parisiens, jouer Orphée aux Enfers à Lyon. Elle y tenait le rôle de Junon.
À son retour, elle entra au Châlet-des-Îles [Bois de Boulogne], sous son vrai nom de Chrétienno, et le célèbre critique Jules Janin [5] qui l'entendit, disait d'elle : "C'est une Malibran d'été qui jette aux vieux arbres émus les plus belles fusées de sa voix de vingt ans !"
[5] Jules Janin, littérateur né à Sainte-Étienne (Loire) en 1804, mort à Paris en 1874. Pendant quarante ans, il fit la critique de théâtre au Journal des Débats.
Puis à Déjazet ; après, au Palais-Royal, où elle remplaça Schneider qui en sortit ; et enfin à l'Eldorado, où elle débuta le 15 avril 1864. Je parlerai de ses nombreux succès plus tard, quand elle y reviendra, car Goubert [Louis Cécile dit Arsène], directeur de l'Alcazar, l'enleva à M. Lorge en 1867, - comme il avait déjà fait de Thérésa.
Horace Lamy, mort si jeune (en 1869), en pleine force de son talent si fin, si excentrique, y avait été applaudi.
Il fut le héros d'une aventure peu banale que m'a conté Perrin.
En 1866, tous deux se trouvaient à Saint-Pétersbourg, au Concert des Eaux Minérales, à Novaia Dérévnia.
Le célèbre Blondin [6], celui qui avait traversé les chutes du Niagara sur la corde raide [en 1859], y était en représentations et, chaque jour, sur un câble de deux cents mètres de longueur, à cent pieds du sol, il émerveillait les spectateurs, s'arrêtant au milieu de son effrayant parcours, s'essayant, se confectionnant une omelette à l'aide d'un petit fourneau qu'il décrochait de sa ceinture ; le tout avec la même facilité que s'il s'était trouvé sur le carreau de sa cuisine.
[6] Pseudonyme de Jean-François Gravelet né en 1824 à Saint-Omer, mort à Little Healing, près de Londres en 1897.
Il avait un succès fou !
Un jour qu'il rentrait à sa loge, entre une double haie d'admirateurs applaudissant, Lamy dit tout haut à Perrin :
- Il m'inspire tant de confiance que je traverserais avec lui, sur ses épaules, s'il le voulait.
Blondin avait entendu et répondit, souriant :
- Quand il vous plaira.
Le lendemain, Blondin se rendait à sa corde. Il aperçoit Lamy et, d'un ton légèrement goguenard, lui fait :
- Est-ce pour aujourd'hui ?
- Avec plaisir ! s'écrie Lamy, en lui emboîtant le pas.
On veut s'interposer, le dissuader, le supplier de ne pas faire cette folie : peine perdue !... il rabroue tout le monde et suit Blondin.
Arrivés au pied de l'échelle, l'acrobate lui dit :
- On va vous attacher solidement sur mes épaules : je vous recommande surtout de suivre tous mes mouvements sans vous raidir. Quand je pencherai d'un côté, n'ayez pas peur, laissez-vous aller, ne résistez pas.
- Soyez tranquille ! j'ai compris.
Blondin demande à son aide de lui apporter un balancier un peu plus lourd.
On ficelle Lamy sur le dos de Blondin, qui grimpe à l'échelle.
Deux minutes après, le couple s'engageait sur la corde.
Tous les spectateurs frissonnaient de terreur !
Arrivé au milieu du parcours, Blondin dit à son colis :
- Attention ! je vais me mettre à genoux pas de résistance! hein ?
- Allez-y !
Blondin s'agenouille, son fardeau vivant rivé au dos ; il croise les jambes et salue la foule. Lamy, souriant, incline la tête.
Un silence de mort régnait en bas.
L'acrobate se relève, lentement, reprend son aplomb et finit le trajet.
Ce fut du délire ! On acclama Blondin, et plus encore l'amateur. Ce dernier venait de faire preuve d'un sang-froid et d'un courage extraordinaires.
Horace Lamy conservait précieusement, et montrait volontiers, un certificat de cette prouesse signé par le directeur Decker-Schenk et quelques-uns des spectateurs émerveillés : le prince Grégoire Galitzine, Dmitri Dournovo,
le prince Ouroussoff, etc.
En même temps que Perrin et Lamy, se trouvait à Saint-Pétersbourg la belle Mathilde Lasseny qui avait eu un joli succès à l'Eldorado avec la Jeune fille au trombone, une complainte burlesque d'Hervé, son compositeur favori qui n'avait rien à lui refuser.
Elle se tenait en scène, armée de son mignon trombone (en argent, s'il vous plaît !), et accompagnait le refrain d'un simulacre de jeu qui plaisait
d'autant mieux au public que ça faisait valoir ses bras nus et potelés, et saillir des avantages plantureux.
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