Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XIV
Depuis le Conservatoire, André Decaye "tuait sa mère" plusieurs fois par mois pour se procurer de l'argent
André Decaye, acteur et auteur de chansons, est l'homme qui a le plus souvent fait mourir sa mère.
Grand, gros, important, Decaye, qui se donnait volontiers des airs de matamore, était, lorsque par hasard il n'était pas ivre, un personnage des plus curieux.
Il avait une manie : celle de tuer sa mère, au figuré, bien entendu.
Chaque fois qu'il avait besoin d'argent, il venait me trouver en pleurant
- Mon cher, j'ai perdu ma mère, il me faut deux cents francs pour aller l'enterrer.
Comme je connaissais le truc, j'essayais de marchander et lui offrais cinquante francs. Mais Decaye, tout à coup, tonitruant :
- Je ne te demande pas cinquante francs ! Je te demande deux cents francs; et, menaçant : c'est honteux ! oser refuser une si petite somme... (et les bras au ciel) pour enterrer sa mère !
Le truc datait d'ailleurs de loin, du jour où il s'était présenté au concours de tragédie du Conservatoire. En effet, comme il ne se rappelait plus son texte, il avait tout à coup eu l'idée d'éclater en sanglots, gémissant
- Excusez-moi, j'ai perdu ma mère aujourd'hui.
Et le jury, ému, lui donna le premier prix !
La colère d'Antoine.
Decaye avait été engagé par Antoine et il faillit le faire devenir fou. Lors d'une répétition à l'Odéon - la scène était entièrement vide, seules deux chaises figurant les battants d'une porte - Antoine lui crie :
- Entrez, c'est votre tour.
Colère d'Antoine.
- Recommencez, quand on entre, on fait, semblant d'ouvrir la porte avec le loquet.
Decaye, qui ne supportait pas les observatimns, sort entre les deux chaises, fait semblant d'écrire une lettre, se baisse, comme s'il la faisait passer sous la porte et s'en allait quand Antoine, le rappelant :
-Eh bien ! qu'est-ce qui vous prend ?
- Comme vous me faites suer, je vous envoie ma lettre de démission et je la fais passer sous la porte.
Decaye fit avec moi quelques chansons, telles que "Les mômes de la cloche", "La Margoton de chez nous", etc... Certaines de ses chansons avaient un fond d'immoralité. Je me souviens d'un refrain qui disait :
C'est la femme à tout l' monde,
Elle n'est ni brun' ni blonde.
Elle est à toi, tout comme à moi.
Original jusqu'à la fin.
Decaye était un type dans le genre de Musset.
Un jour, j'allais le voir pour lui demander de terminer une chanson.
- Mon vieux, m'avoua-t-il, j'ai du travail, je ne peux pas me saouler pour finir tes couplets.
Il ne faisait, en effet, de chansons que lorsqu'il était gris.
Je me souviens qu'allant le voir dans un hôtel de la rue Caumartin, vers six heures du soir, le garçon m'avertit :
- Il dort.
- Il est six heures du soir, vous pouvez aller le réveiller.
- Ah ! non, hier, j'y suis allé et regardez ce qu'il m'a dit.
Et il me montrait son œil au beurre noir. Decaye fut d'ailleurs original jusqu'à son dernier jour.
Agonisant sur un lit d'hôpital, il voulut se faire raser et demanda à son ami Lucien Carol de lui envoyer un coiffeur.
Quelle ne fut pas la surprise de Carol de recevoir la note du coiffeur qui se montait à trois cents francs. Mais, à sa demande d'explication, le coiffeur répondit candide
- M. Decaye a exigé que je rase toute la halle !
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