Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XX
Joséphine Baker, danseuse de "charleston", devint vedette en chantant : "J'ai deux amours"
C'est au music-hall des Champs-Elysées que MM. Rolf de Maré et André Daven nous présentèrent pour la première fois une revue nègre.
Oh ! rien d'un spectacle africain. Tous ces a "coloured artists", dont la peau allait du café au lait - avec beaucoup de lait - au ton bronzé du chocolat sans lait, dansaient et chantaient devant de prestigieuses toiles de Paul Colin, sur des airs américains.
Parmi eux, une adolescente entièrement nue, sorte de Tanagra noire, un simple pagne sur les reins, se distingua tout de suite : Joséphine Baker.
Elle se disloquait, s'amusait à des loucheries d'idole africaine; une inexprimable sensualité émanait d'elle.
Ce fut le coup de foudre, une véritable revolution aussi dans le monde de la danse. Joséphine Baker nous apportait le charleston qu'elle dansait en tricotant des jambes et en se trémoussant de tout son joli corps.
La perle noire.
Joséphine Baker fut engagée au Théâtre Femina, puis dans un cabaret de Montmartre que l'on appela Chez Joséphine, où elle enseignait le charleston à tous ceux qui venaient boire du champagne.
Puis ce furent les Folies-Bergère.
Paul Derval avait imaginé de la présenter dans un écrin de roses qu'on faisait descendre de la voûte du music-hall sur le proscenium, l'écrin s'ouvrait. Joséphine Baker apparaissait, admirable perle noire posée sur un vaste miroir, et tout de suite commençait à danser avec une sorte de fougue furieuse, le miroir renvoyant son ombre décuplée sur les balcons.
Sa loge était remplie tous les soirs par les plus hautes personnalités parisiennes.
On dit même qu'Albert Lebrun assista au Bal des Petits Lits Blancs, à l'Opéra, avec la seule curiosité de voir ce joli phénomène noir dont tout le monde parlait.
Dufrène et Varna l'engagèrent à leur tour pour jouer une revue au Casino de Paris. A partir de ce moment, sa vie changea du tout au tout. Au lieu de la petite chose curieuse que l'on venait de voir, elle se révéla une grande artiste que l'on venait admirer.
Varna me demanda une chanson.
- J'ai engagé Joséphine Baker, faites-moi donc une chanson pour elle.
Il me donnait rendez-vous pour le surlendemain. Au jour convenu, nous marchions avec mon collaborateur Koger, rue de la Chaussée-d'Antin, nous dirigeant vers le Casino. Je me sentais le cerveau vide. Pas la moindre chanson en tête, quand, tout à coup, une idée me vint : J'ai deux amours, mon pays et Paris. J'écrivis, sur-le-champ, appuyé contre une porte cochère, la musique de cette chanson, et mon collaborateur esquissa un projet de texte.
Arrivés au Casino, nous trouvâmes Varna et Joséphine qui attendaient. Je leur expliquai l'idée.
Varna me fit monter sur la scène et je dus chanter la chanson improvisée pendant que Varna et Joséphine m'écoutaient du promenoir. Ils furent satisfaits; la chanson était adoptée.
Et le soir de la première de la revue, Joséphine eut un véritable triomphe en la détaillant, avec sa très jolie voix aux sonorités cristallines.
Ce fut une révélation, car, jusqu'à ce jour-là, elle n'avait chanté que des airs exotiques, habillée d'un pagne ou d'un régime de bananes. Elle enregistra "J'ai deux amours" sur disque et obtint un succès retentissant.
Joséphine Baker était classée grande vedette. On lui confia des rôles, on lui fit tourner des films.
Elle devint tellement populaire qu'on ne voyait plus que son portrait et son nom sur toutes les publicités : cosmétique Baker, crème Baker, cils Baker, coiffure à la Joséphine Baker.
Elle avait un amour immodéré pour les animaux ; elle a eu, dans sa propriété du Vésinet, des panthères, des singes, des perroquets, des animaux parmi les plus inattendus. Elle avait trouvé un petit geste familier pour ma chanson"La Petite Tonkinoise", que tout le monde a voulu imiter par la suite : elle remuait d'une façon amusante le bout de son index.
Les enfants l'adoraient et elle en avait toujours une quantité autour d'elle.
Le lieutenant Baker.
1939 arriva : la guerre ! Joséphine Baker s'engagea dans l'aviation et refusa de paraître sur scène, se dévouant complètement pour la France et se contentant, pendant tout son contrat avec l'armée, de sa solde de lieutenant.
On m'a raconté qu'en Afrique du Nord, lorsqu'elle chantait : J'ai deux amours, mon pays et Paris, beaucoup de soldats, émus à la pensée de la patrie envahie, qui leur paraissait alors si lointaine, pleuraient comme des gosses.
Un officier écoutait, les yeux au ciel, comme s'il se fût agi d'un cantique.
Cette petite girl noire, arrivée avec une danse, devint dans l'armée la femme la plus sérieuse, la plus dévouée, la plus travailleuse. Toujours aux ordres de ses chefs.
J'étais moi-même ému, car je savais qu'en dehors de son devoir de soldat, elle prêtait son concours gratuit à toutes les bonnes œuvres, payant elle-même ses robes, ses voyages et son important orchestre.
Elle engloutit, sans broncher, une fortune la sienne. Brave et bonne Joséphine, qui saura combien de misères vous avez soulagées ?
Et quand je lui parlais d'économies pour l'avenir, elle me disait
- Monsieur Scotto, la France m'a tou donné, à mon tour je dois tout donner à 1a France.
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