TABLE DES MATIÈRES
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Introduction - Incipit - Note de l'Éditeur - Notes de l'Auteur (Monsieur Zéro) - Mon dernier souvenir


Un - Quand j'arrivai à Paris avec pour tout bagage ma guitare et mes chansons


Deux - De l'Alcazar d'Été au Jardin de Paris, j'ai connu les gommeuses de la belle époque.


Trois - Grâce à Polin, je vends 25 francs "La Petite Tonkinoise"


Quatre - Kam-Hill chantait à cheval "Le Pendu" de Mac-Nab, tandis qu'on exhibait au Moulin-Rouge le phénomène du siècle


Cinq - "Ah ! si vous voulez d' l'Amour" (Chanson "pas carrée", disait Karl Ditan) fut le triomphe de Mme Lanthenay


Six - Entre la Scala et l'Eldorado, j'ai vu monter au ciel des vedettes : Mistinguett, Bach, Dranem...


Sept - En déjeunant pour vingt-deux sous... avec Métro, parolier de talent et avocat sans cause, j'écrivis : "Chandelle est morte"


Huit - Au Café de Paris, lieu sélect entre tous, je réussis à lancer les soupers chantants


Neuf - Devant les Grands-Ducs et les Princes, mes chansons furent créées dans la plus petite Boîte de Paris


Dix - C'est en pleurant que Margot reçut mon premier billet de mille francs. Elle n'en avait jamais vu !...


Onze - En rajeunissant Polin, le gentil tourlourou, "La Petite Tonkinoise" empoisonna Mayol


Douze - Créée par Germaine Gallois, "Tout en rose" fit le tour du monde


Treize - Le jour où elle devint vedette, Mistinguett entra en esclavage


Quatorze - Depuis le Conservatoire, André Decaye tuait sa mère plusieurs fois par mois pour se procurer de l'argent


Quinze - "La Petite Tonkinoise" à Casablanca


Seize - Pour créer à Paris la Revue à Grand Spectacle, Gaby Deslys, Harry Pilcer importèrent le jazz-band et les danses d'Amérique


Dix-sept - Pour jouer avec Dranem, Georges Carpentier, champion du monde mi-lourd, se soumet de bonne grâce au professeur Scotto


Dix-huit - Grock


Dix-neuf - Tréki


Vingt - Joséphine Baker, danseuse de charleston, devint vedette en chantant "J'ai deux Amours"


Vingt-et-un - Hier à minuit, près d'une bouche de métro, j'ai retrouvé Maud Loty, la Cigale imprudente


Vingt-deux - Sous-préfet d'un matin, Yves Mirande préféra les Cafés à l'Administration


Vingt-trois - L'homme le plus timide du monde, Alibert, dut se griser pour demander la main de sa fiancée


Vingt-quatre - Marcel Pagnol, l'homme au monde que j'aime le mieux et que j'admire le plus


Vingt-cinq - C'est pour tourner Geoffrey, son meilleur film comique, que Pagnol fit de moi un comédien


Vingt-six - Avec ton sourire illuminé, Maurice, tu m'intimides


Vingt-sept - Henri Jeanson


Vingt-huit - Quand Tino Rossi était pris d'assaut par ses admiratrices


Vingt-neuf - Quelques colères du grand Raimu qui monta de Marseille à Paris pour débuter au concert Mayol


Trente - Des histoires toulousaines de Pedro Gailhard à mes promenades romaines avec Tito Schipa


Trente-et-un - Comment une de mes chansons ne réussit pas à attendrir les jurés...


Trente-deux - Le Club du Faubourg


Trente-trois - Des plaisanteries montmartroises de l'ex-étalagiste O'dett aux larmes sincères des sœurs Schwartz


Trente-quatre - J'ai chanté l'Amour et j'ai gardé ma Muse


Vincent Scotto


(Les mémoires de Vincent Scotto)
© S.T.A.E.L.
5, rue Causette, Toulouse
1947
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Chapitre XXIX

Quelques colères du grand Raimu, qui "monta" de Marseille à Paris pour débuter au concert Mayol

C'est à Cannes, en plein festival du cinéma, que Pierre Laroche m'apprit la terrible nouvelle.

- Dis, Vincent, Raimu est mort.

J'ai cru d'abord à une plaisanterie de la part de ce bon gros, toujours sérieux dans ses critiques et amusant dans la vie.

- Mais non, m'a-t-il dit, c'est, hélas ! L'affreuse vérité, Raimu n'est plus.

Je ne pouvais me l'imaginer. Raimu ! Raimu ! Cet artiste qui sut incarner tant de personnages. Il leur donnait une vie, une vérité telle que l'on pensait chaque fois qu'il avait vraiment vécu leur vie.

Cette montagne de talent, ce génie, peut-être, le seul au monde, je me souviens de l'époque où il jouait les "tourlourous" dans le costume de Polin, au Palais de Cristal, à Marseille.

En 1907, Raimu avait un grand ami Fremy, un artiste avec qui il sortait souvent. On ne voyait jamais Raimu sans Fremy, mais, chose bizarre, ils ne marchaient pas côte à côte, mais l'un derrière l'autre. Raimu était devant, les mains derrière le dos, il semblait réfléchir ; Fremy suivait , à trois pas environ et ne s'approchait de Raimu que lorsque celui-ci était abordé par un ami. Curiosité ou jalousie amicale ?

Raimu "monta à Paris", comme on dit là-bas, et jamais expression ne me parut plus justifiée ; pour un provincial, c'est vraiment "monter" que d'aller à Paris. Monter vers le succès, monter vers la gloire. Raimu, lui, est monté jusqu'aux cimes les plus hautes de l'art, jusqu'au génie.

Raimu débuta à Paris, il y a environ trente-huit ans, au Concert Mayol, dans un rôle de troupier. Il fit sensation ; en un jour, il avait conquis la capitale, on parla de lui comme une révélation.

J'eus la chance de l'avoir, en 1919, comme vedette à Marseille, dans une revue dont j'avais fait le texte et la musique spécialement pour lui. Il m'avait dit

- Vincent, fais-moi un rôle de marchand de glaces (sorbets) que je distribuerai sur la scène en disant : "Je vends de la glace, je vends du bonheur !"

Raimu voulait mettre dans ses verres de la vraie glace, car, disait-il, "cela fera beaucoup d'effet de voir la figuration la déguster en scène". Mais Frank, le directeur, songeant à la complication que cela lui ferait, refusa et mit dans les petits verres de la vraie glace... de scène, c'est-à-dire qu'il barbouilla les verres en blanc et rose. Raimu, déjà amoureux de la vérité, prit ce jour-là une de ses terribles colères légendaires, et changea son personnage en marchand de panisses et de gaufres.

J'ai suivi Raimu tout au long de sa longue carrière et à chacune de ses créations j'allais le voir dans sa loge. Il me regardait venir avec des yeux inquiets et scrutateurs, et se demandait anxieux :

- Que va-t-il me dire ?...

Son visage se rassérénait lorsque je lui donnais mon opinion qui était très souvent élogieuse et sans réserve.

J'ai travaillé pour lui souvent, car j'ai écrit la musique de tous les films de Pagnol dans lesquels il jouait. Raimu m'inspirait. Je me souviens que dans un film de Richebé : Minuit, Place Pigalle, il regardait danser Betty Spell et, pendant près de trois minutes, sans dire un mot, sa mimique exprimait des sentiments si différents, que les spectateurs de cette scène en étaient stupéfaits.

Je lui faisais souvent entendre mes chansons et, un jour que je lui montrais un scénario de film que j'avais conçu pour un de mes amis, il m'encouragea à persévérer; et c'est grâce à la confiance qu'il me donna que je fis, par la suite, des scénarios dont un en collaboration avec Daniel Norman, L'orgue de Barbarie, dans lequel il devait jouer le rôle d'un manchot.

J'ai rencontré Maupi qui a été le compagnon, le confident de Raimu. Maupi connaît tout de Raimu, ses qualités, ses petits défauts cachés. Quand Raimu était en colère pour des causes diverses, c'est Maupi qui en subissait le contre-coup. Ça le soulageait.

A la mort de Raimu, Maupi, inconsolable, me disait :

- Vincent, toi qui l'aimais, tu dois me comprendre. J'aimerais qu'il soit encore là pour m'engueuler.

Et des larmes lui venaient aux yeux. Maupi a assisté à une scène des plus drôles de la vie de Raimu.

Raimu tournait un film dans la petite église d'Antibes, il tenait le rôle d'un prêtre en train de dire la messe. Raimu, méticuleux et consciencieux à l'extrême, avait répété toute la matinée son rôle avec le curé de la paroisse, le changement de place du missel, les génuflexions devant le tabernacle, la bénédiction des fidèles, etc... Le jour de l'enregistrement de la scène, l'église était pleine de fidèles à genoux, le brave curé était dans sa loggia, les mains jointes comme pour une vraie messe. Maupi était au premier rang parmi les fidèles. Raimu officiait au maître-autel, solennel, grandiose, prononçant les phrases liturgiques. Les fidèles étaient tous recueillis. Au moment où Raimu, habillé du surplis et de la chasuble, se tournait pour bénir l'assistance et dire, d'un ton sacramentel son Dominus vobiscum, Maupi, n'ayant pas l'habitude de le voir dans ces habits sacerdotaux, fut pris d'un fou-rire. Il mit son mouchoir devant la bouche pour se cacher.

Tout à coup, au milieu d'un grand silence, Raimu qui avait vu Maupi rire, se mit à hurler :

- Bougre de c..., tu n'as pas fini de rigoler, je savais bien que tu étais le dernier des bordilles. Oser rire dans la maison du Bon Dieu et devant M. le Curé. Ah ! Monsieur le curé, ne faites pas attention, c'est un saligaud. Il n'a pas de respect pour personne. (Tête du pauvre curé !)

Brave Raimu ! Il ne plaisantait pas dans le travail et s'il n'avait aucun respect pour l'assistance, il respectait l'art avant tout.

 

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