Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XXIII
L'homme le plus timide du monde, Alibert, dut se griser pour demander la main de sa fiancée
Il faudrait à Alibert de grandes colonnes pour raconter, à travers son sourire jovial et sympathique, toutes les périodes de sa vie artistique, car il n'en a pas eu d'autre, ayant très vite quitté son apprentissage de pâtissier pour réaliser le rêve qui bouillonnait depuis si longtemps dans sa tête : chanter.
Il était hanté par le succès des Mayol, des Dranem, des Polin et des Chevalier, car Alibert, à ses débuts, s'essaya dans tous les genres. Il apprenait par cœur, grâce à une mémoire prodigieuse, toutes les chansons connues ou peu connues.
A quinze ans, il adopta la houppe, le muguet et l'habit de Mayol qu'il quitta bientôt pour le smoking.
Le début de sa carrière fut pénible. Ayant le physique et la voix agréables, mais complètement dépourvu d'argent, faisant des tours de force pour joindre les deux bouts, comme on dit, il fut terriblement aidé par la sympathie qui se dégage de sa personne.
Un cafetier obligeant.
Étant désargenté, il fut logé quelque temps par le cafetier de la gare d'Avignon. Comme ce café restait ouvert toute la nuit, le patron lui offrait gentiment la banquette de la salle du fond pour se coucher, mais il en profitait pour lui faire des blagues.
Un soir qu'Alibert rentrait content, il dit au patron :
- Je suis heureux, j'ai eu du succès ce soir. Puis, il s'allongea sur son lit-banquette et s'endormit du sommeil du juste.
Mais pendant qu'il dormait à poings fermés, le patron et ses amis s'approchèrent d'Alibert et se mirent à applaudir doucement en disant à mi-voix.
- Bravo... Bravo... Vive Alibert ! Une autre... Une autre !
Et Alibert, se croyant en scène, saluait de la tête en souriant.
Alibert chanta dans les fêtes des villages qui entourent Avignon, sur les scènes les plus improvisées, les plus hétéroclites. Un après-midi qu'il chantait, en plein air, devant un public très nombreux, juché sur une charrette de paysan, au milieu d'un couplet, il se sentit tout à coup transporté. La scène changeait de place ! ... C'était un brave paysan qui, s'étant aperçu que le soleil aveuglait le chanteur, avait dit
- Eh! le soleil lui va dans les yeux, à ce pauvre petit !
Et il avait placé la charrette à l'ombre.
La guerre interrompit ces débuts prometteurs.
S'étant engagé, il fut un brillant soldat.
[deux pages manquantes]
…opérettes marseillaises, mais aucun directeur n'en voulut. Alors, il monta lui-même Au Pays du Soleil, Un de la Canebière, Les Arènes joyeuses, Trois de la Marine, Le Roi des Galéjeurs, Les Gangsters du Château d'If, et, en dernier, Les Gauchos de Marseille.
Presque toutes ces opérettes ont été filmées.
Contrairement à Tino Rossi, Alibert atteint à la vedette en grimpant échelon par échelon.
Il mit de longues années à atteindre son but.
Il est vrai qu'à ses débuts, il n'avait pas pour l'aider la prodigieuse collaboration de la radio qui lance avec une rapidité étonnante les artistes, mais qui, aussi, les laisse retomber dans l'oubli avec la même vitesse.
Alibert devint vedette à force de talent et de sympathie.
Il gagna le public par son sourire bon enfant, qu'il avait autant à la ville que sur la scène, car on devine le caractère de l'artiste à travers ses chansons.
Les artistes dramatiques n'assument pas la responsabilité de leur rôle, la rampe les sépare du public et nul interprète n'est responsable du texte; même si l'artiste remplit un rôle laid, il peut rester sympathique, tandis que, dans le tour de chant, l'artiste est responsable de tout ce qu'il dit. Il est lui-même dans ses chansons.
Si la chanson est triviale, c'est que l'artiste est trivial ; si la chanson est distinguée, c'est que l'artiste est distingué.
Alibert rend toutes les chansons sympathiques.
Une étrange demande en mariage.
Vers le milieu de sa carrière, - Alibert fut piqué par la mouche directoriale. Sa première direction fut un coup de maître ; il prit le théâtre des Deux-Anes, où passèrent les plus grands chansonniers : Dorin, Souplex, Marsac, les revuistes les plus célèbres : Rip, Jeanson et d'autres..., puis devint animateur du Théâtre des Variétés, sous la direction de Max Maurey ; du Petit Casino, et fit de grandes tournées théâtrales en province.
Je ne voudrais pas terminer ce chapitre sur Alibert sans vous confier quelque chose d'assez confidentiel. Alibert est un timide, eh !oui, ce grand artiste, ce grand brasseur d'affaires théâtrales manque de culot.
Alibert devint amoureux et eut l'idée de se marier. Tant qu'il s'agissait de parler à une jeune fille, tout allait tout seul, il avait le mot qu'il fallait, le sourire enjôleur. Mais, pour demander la main au papa, ça, c'était autre chose, le courage lui manquait.
Alors, un jour, ayant pris une grande décision, il arriva complètement gris devant son futur beau-père et lui dit
- Je sais que cela ne se fait pas, qu'on ne se grise pas pour demander la main d'une jeune fille, mais, si je n'avais pas fait ça, je n'aurais jamais osé vous aborder.
Le futur beau-père, souriant et bon enfant, comprit et accorda la main de sa fille.
Je vous l'ai dit, Alibert est un timide !
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