Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XVII
Pour jouer avec Dranem, Georges Carpentier, champion du monde "mi-lourd", se soumet de bonne grâce au Professeur Scotto
Je reçus un jour la visite d'Oscar Dufrène, directeur, avec Henri Varna, du Palace, le music-hall du faubourg Montmartre. Il me dit : "J'ai engagé Georges Carpentier, qui a une renommée mondiale, pour jouer dans ma revue. Mais Carpentier n'est jamais monté sur une scène de music-hall, il n'a jamais joué ni chanté ; je compte donc sur vous, mon cher Scotto, pour faire la mise en scène des chansons de son numéro et le présenter en public."
"La première fois qu'on fait ça".
Pendant plus d'un mois je fis répéter à Gorges Carpentier une chanson que j'avais écrite pour la circonstance ; et le soir de la première arrivant, timide, balbutiant, il s'excusait presque de se trouver devant le public, et chantait :
La première fois que l'on fait ça.
Ça vous fait vraiment quelque chose,
On hésite, puis on ose
Et pourtant c'est inouï le trac qu'on a.
Mais p'tit à p'tit
On s'enhardit
Et l'on se dit, va, cours ta chance ;
Mais on pense
J' voudrais bien être ailleurs que là
La premièr' fois que l'on fait ça.
Cela créa dans la salle un mouvement de sympathie et il obtint un très gros succès.
Je dois dire que j'eus en Carpentier un élève doué et très compréhensif ; et, comme s'il s'était agi de préparer un combat de boxe, il ne manqua pas un seul jour de s'entraîner pour ce match qu'il devait livrer avec le public.
Il gagna la partie et la revue fit une longue carrière.
Les débuts au music-hall de Georges Carpentier avaient été un événement parisien.
Et voici Dranem et Suzette O'Nil.
C'est dans cette même revue que Dranem me créa, en duo avec Suzette O'Nil : "Faites ça pour moi".
ELLE
Fait's ça pour moi
J'vous en supplie
Fait's ça pour moi
C'est une envie.
Soyez gentil, rien qu'un instant, ce n's'ra pas long,
Je suis certaine que vous avez tout d'l'Apollon.
LUI
Non vous charriez
Rien qu'un' seconde
Que j'aille' montrer
Là d'vant tout le monde
Mon p'tit corps blanc, mes p'tit's vein's bleues, mes p'tits poils roux
J' regrette beaucoup, J' peux pas fair' ça pour vous.
Qui ne se souvient de Dranem, l'homme au chapeau rond.
Fils d'un petit bijoutier en chambre, Arnaud Ménard, dit Dranem, avait débuté en chantant le répertoire Polin et des paysanneries gaillardes ; puis, après bien des tâtonnements, il avait réussi à créer ce type inoubliable.
Aux alentours des années 1900, quand Paris ne s'occupait que des amours de Mlle Cleo de Mérode et du roi Léopold II de Belgique, un des triomphes de Dranem fut : "Le beau blond du square Montholon", une chanson sur les coiffeurs pour dames.
J'suis l' beau blond, j' suis l' beau blond
Du squar' Montholon,
À toutes les f emm's je sais prendre le cceur
Avec un p'tit coup d' mon vaporisateur,
Je sais f air' les bandeaux
Comme mam'zelle Cléo
Mais, dans cette coiffur' ce qui me plaît le mieux
C'est la raie qu'est dans l'milieu.
Puis vinrent "Les Petits Pois"...
Oh ! les p'tits pois, les p'tits pois, les p'tits pois
C'est un légume très tendre
Qui s' mange avec les doigts...
... et tant d'autres succès.
Dranem me créa plusieurs chansons comiques, telles que "Ça c'est espagnol", etc...
Il fut certainement l'artiste le plus drôle, le plus original de l'époque.
Le rêve de Dranem.
Quel contraste entre cette silhouette coiffe du légendaire chapeau rond et l'homme te qu'il était dans la vie.
Dranem était un grand collectionneur de livres et de bibelots d'art. Dans son atelier qui avait quinze mètres de long, toute la longueur d'un mur était consacrée à sa bibliothèque.
C'est Dranem qui eut cette idée géniale qui ne pouvait partir que d'un cœur généreux : héberger, nourrir les vieux du music-hall. Il fonda à Ris-Orangis, dans le château jadis construit par Louis XII, puis restauré sous Louis XV, la maison de retraite des artistes lyriques, pendant de celle de Pont-aux-Dames, créée par Coquelin pour les artistes dramatiques.
Jusqu'à sa mort, il s'occupa sans cesse de son œuvre, organisant des galas, payant chaque fois largement de sa personne.
Dranem a créé maintes opérettes, mais son rêve eût été de jouer une pièce dramatique.
Il me disait :
- J'en ai assez de faire rire, je voudrais faire pleurer.
Et il pensait vraiment ce qu'il disait.
Pauvre Dranem ! Il est parti sans pouvoir réaliser son rêve, car aucun directeur n'a voulu se hasarder à lui donner satisfaction. Ces messieurs pensaient que le public, au moment le plus pathétique, se mettrait à rire.
Ils avaient peut-être tort. Car Fernandel a joué des rôles sentimentaux et s'en est fort bien tiré.
Pourtant le souhait de Dranem fut exaucé. Il voulait faire pleurer !
On n'a jamais vu autant de gens rire quand il était en scène.
On n'a jamais vu autant de braves vieux pleurer que derrière son enterrement.
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