Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre I
Quand j'arrivai à Paris avec pour tout bagage ma guitare et mes chansons
Dans ma jeunesse, je voyais Paris comme entouré d'une auréole. Mon rêve le plus cher était alors d'y vivre un jour. Ma consolation aujourd'hui serait d'y mourir.
J'aime Paris comme seuls les provinciaux savent l'aimer, comme une mère spirituelle, comme une récompense que l'on accorde. J'ai chanté notre capitale sous tous ses aspects les plus divers : ses rues, ses sites, ses femmes, son ciel, ce charme qui n'est qu'à elle et devant lequel le monde entier, depuis longtemps, s'incline.
Gaies ou mélancoliques, mes chansons ont été, en quelque sorte, le tribut de ma tremblante admiration : "Où est-il, mon Moulin de la Place Blanche ?", "Près de la Porte Saint-Denis", "Elle prend le Boulevard Magenta", "Si tu revois Paname...", et je crois que ma plus belle chanson d'amour, c'est : "Ah! qu'il était beau mon Village, mon Paris, mon beau Paris !"
Me demander des souvenirs de Paris, c'est me demander ma pensée de chaque jour, de chaque heure, de chaque seconde.
J'étais Parisien par le cœur et par tout ce qui vibre en moi, bien avant mon arrivée dans la capitale.
J'avais voyagé toute la nuit et n'avais, bien entendu, pas fermé l'œil, tenu éveillé par ma fièvre d'impatience.
Le soleil, radieux à mon départ de Marseille, avait cédé la place, aussitôt Lyon passé, à une petite pluie grise qui dégoulinait en filets contournés sur les vitres des portières.
Comme elle me semblait loin, tout à coup, ma Provence calcinée, aux roches nues, rouges ou ocrées, avec ses bois de pins et ses garrigues pleines d'"argeiras" en fleurs!...
Il me semble que c'était hier, ce matin de printemps où, mon béret sur la tête et ma guitare sous le bras, je sautai d'un wagon de troisième classe sur les quais de la gare de Lyon, cet immense hall au ventre bourré de machines.
Ma guitare.
Je déposai ma valise à la consigne et ne gardai que ma guitare car, comme vous le pensez bien, elle, je ne la quittais pas. Je la gardais comme on garde tendrement une femme.
Elle est ma compagne, mon inspiratrice elle est là, à mes côtés. Lorsqu'un pianiste compose, il est quelquefois esclave de la pièce où se trouve son instrument. Moi, ma guitare me suit partout ; elle compose avec moi. Je la tiens, là, contre moi. Chaque note, chaque accord, chaque mélodie sortent directement de son âme.
Ma guitare ne fait qu'un avec mon cœur elle suit son rythme, ses battements, ils se comprennent tous les deux, ils chantent ensemble. Je ne suis jamais seul quand je suis avec ma guitare : je lui parle, elle me répond en chantant; quand je caresse ses cordes, elle fredonne des mélodies qui m'enchantent, je l'écoute, ravi. Je lui dois mes meilleures inspirations, mes plus grandes joies.
Même la nuit, elle est près de mon lit; j'entends son appel, j'écris ce qu'elle me dicte. Alors, vous comprenez et vous pensez bien que je ne l'ai pas laissée à la consigne.
Je sortis de la gare et fus frappé par la longue file de fiacres aux chevaux squelettiques et aux cochers gros et gras, comme si les chevaux ne marchaient et ne peinaient que pour donner à celui qui, là-haut, ne fait rien, ayant pour se faire obéir un fouet, ses rouges couleurs et ses joues rebondies.
La Bastille.
Des chapeaux hauts de forme en cuir bouilli, d'un blanc jaunâtre, ornaient la tête de ces automédons. Ces chapeaux marquent une époque, ils ont été vaincus par les casquettes des chauffeurs. Les cochers, pour se venger, ont traité ces derniers d'écraseurs. C'était leur dernière insulte...
Vous pensez bien aussi que je ne pris pas de voiture, n'ayant comme fortune que des notes de musique dans la tête, qui n'étaient, hélas! une vraie richesse que pour moi... Je ne connaissais pas de restaurateur qui les aurait acceptées en paiement d'un repas.
Je demandai ma route à un agent.
- Suivez tout droit jusqu'à la Bastille, puis, tournez à gauche.
Arrivé place de la Bastille, me rappelant la forteresse, prison d'Etat, je cherchais cette prison : je ne vis qu'une grande colonne avec, tout en haut, des hommes qui semblaient des marionnettes; je demandai où se trouvait la prison. On me fit voir un tracé de pierres limitant la place de l'ancienne enceinte : la prison avait vécu.
Je continuai mon chemin. Chacun se hâtait, semblait courir. Je pensais, songeant au calme nonchalant des gens du Midi : "Bon Dieu, qu'ils sont pressés, à Paris."
Arrivé place de la République, ce fut un problème pour moi que de la traverser. Des voitures allaient et venaient dans tous les sens, j'étais un peu affolé, je me hasardai, mais je fus copieusement "engueulé" par un chapeau en cuir bouilli qui hurlait :
- Va donc, hé! ballot!
Je faillis être écrasé, mais le cheval, plus intelligent que son maître, m'avait évité comme si j'avais été son ami. J'aime les chevaux, il avait dû le comprendre.
Au pays de la chanson.
J'arrivai Faubourg-Saint-Martin, pays de la chanson. Je ne l'ai plus quitté depuis.
C'est là que vécurent toutes les gloires du caf'conc'. De là s'envolèrent tant de refrains destinés à faire le tour de France et bien souvent le tour du monde.
C'est Faubourg-Saint-Martin, au 33, qu'halitait le grand compositeur de chansons Henri Christiné, qui écrivit tous les grands succès chantés par Dranem, Mayol, Polin, Fragson et bien d'autres, depuis "Je sais que vous êtes jolie" jusqu'à "Viens, Poupoule", en passant par Phi-Phi.
Que de sourires Christiné n'a-t-il pas fait s'épanouir grâce à ses chansons, que de joie n'a-t-il pas semée dans le monde. Il était mon maître, il devint mon ami.
Avant de sonner à sa porte, je m'arrêtai un instant, fourbu par cette longue marche, un peu pâle, sans doute.
Un passant me prenant, à cause de ma guitare et de ma mise modeste, pour un chanteur des rues, me dit en confidence, comme pour me rendre service
- Tenez, jeune homme, cette cour est bonne, allez-y, vous y ferez recette.
Je souris, c'était mon premier bon accueil de Paris.
Je me présentai chez Christiné. Je vois encore cet homme, grand, svelte, élégant, portant la bonté et la droiture sur son visage, si simple malgré son grand talent.
Il m'accueillit avec son clair sourire, et lorsque je lui racontai l'aventure qui venait de m'arriver
- Vincent Scotto, me dit-il, vous ferez chanter bientôt toutes les maisons et toutes les cours de France sans que vous ayez besoin d'y paraître.
Brave Christiné ! comme sa phrase m'a ému et encouragé !
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