Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XXXIII
Des plaisanteries montmartroises de l'ex-étalagiste O'dett aux larmes sincères des sœurs Schwartz
O'dett était déjà artiste avant de monter sur les planches. A seize ans, il était étalagiste.
Ce métier est la meilleure école pour la mise en scène.
Savoir donner de la personnalité à des coupes de tissus, à des mouchoirs, aux fleurs, à une paire de gants, donner la vie à des mannequins, c'est de l'art et même du grand art. Un tel goût devait le mener fatalement au music-hall. Il y passait ses soirées, admirant les grands spectacles de ce roi des revuistes, de ce magicien de la couleur qu'est Henri Varna. Il goûtait la fraîcheur et l'originalité des costumes de cette autre fée, Mme Rasimi, la doyenne des costumières, non surpassée, et qui nous laissera, pour l'avenir, des impressions inoubliables de beauté.
O'dett, lorsqu'il rentrait chez lui, le soir, ne pensait qu'à se déguiser, imiter les artistes qu'il avait vus et recréer un spectacle pour lui tout seul.
De plus, il était amoureux de toutes les chansons qu'avaient chantées ses aînés : les chansons gaies de Christiné, les belles chansons sentimentales de Georges Millandy. Il les connaissait toutes.
Un fou qui s'amuse tout en amusant.
Il débuta dans un cabaret appelé Le Fiacre, avec un numéro qu'il improvisait, tous les soirs, et il changeait dix fois de costume dans la soirée; puis il s'assagit et ne garda que son nez rouge, ses perruques et son lorgnon qui servaient de paravent à sa timidité.
O'dett, c'est un fou qui amuse tout en s'amusant.
O'dett, c'est une voix qui a l'air enrouée ; quand il chante, on a toujours peur qu'il n'arrive pas à donner sa note aiguë et l'on est étonné de l'entendre sortir quand même.
O'dett, c'est un pince-nez sous deux grands yeux qui tournent, qui vont en haut, en bas, à droite, à gauche et vous fixent avec une expression inénarrable.
O'dett, c'est le chanteur de deux heures du matin et, à cette heure-là, surtout à Montmartre, toutes les boutades sont permises : il a au cabaret des répliques qui fusent, parfois ironiques, parfois grivoises, parfois piquantes; mais n'entrez pas pendant son tour de chant, vous passerez sous une avalanche de quolibets qui mettraient la salle en liesse à vos dépens.
Attention à vous.
Cet étrange bonhomme chante, danse, gambille, s'arrête pour recevoir des visiteurs, a toujours un mot drôle.
- Entre, ma vieille, assieds-toi, ce soir c'est à l'ail pour toi, tu n'auras à payer que pour les autres.
- C'est ta femme ? Mes félicitations, elle est chouette, mais méfie-toi, celle avec qui tu es venu, hier soir, est là-bas dans le fond, il va y avoir de la bagarre.
- Oh ! Comme t'es petit, si ta progéniture se continue, on pourra bientôt faire les processions sous le lit.
- Oh ! Petite madame, c'est votre homme tout ça ? C'qu'il est gros. Il faudra que vous le sortiez en plusieurs voyages.
C'est un Aristide Bruant moderne, il en a la verve caustique et la tendre sentimentalité.
L'étranger qui a vu O'dett ramène dans son pays les souvenirs les plus curieux, les plus inédits, les plus pittoresques, les plus hardis, les plus comiques, des folies du Montmartre qui s'amuse.
O'dett, c'est un bon petit gars qui, sous des dehors excentriques, cache un caeur tendre.
Devant un roi.
Je m'excuse maintenant auprès de mes lecteurs de m'éloigner de Paris un moment.
Cela se passait en 1938, à Nice, au music-hall Tabarin. Tabarin était alors le rendez-vous de toutes les élégances de Nice. On faisait music-hall de 20 h. 30 à minuit et de minuit à l'aube.
Au programme, parmi d'autres grands noms : Les sœurs Schwartz remportaient un succès formidable.
Vous vous souvenez des sœurs Schwartz, Lily et Emmy, la brune et la blonde.
Viennoises d'origine, l'A.B.C. les avait révélées au public parisien, puis, toute une année, elles avaient partagé la vedette aux Folies-Bergère avec Jeanne Aubert.
Vraies clownesses, au dynamisme démoniaque, pianistes de qualité, danseuses, chanteuses, acrobates, enjouées, irrésistibles, leurs débuts à Paris avaient été un triomphe.
Elles en eurent un autre, ce soir-là, à Nice.
Un roi, un vrai, était dans la salle, entouré de ses familiers, un roi parmi les plus démocrates, le plus Parisien des rois, et c'était lui qui donnait chaque fois le signal des applaudissements.
L'envers du décor.
Souriantes, endiablées, Lily et Emmy Schwartz jetaient du bonheur plein la salle. Le public les remerciait par d'interminables bravos. Le rideau montait, descendait, remontait, accentuant le succès.
Après le spectacle, j'allais dans leur loge, je m'attendais à les voir resplendissantes de joie, heureuses de leur immense succès, toutes souriantes... Mais - oh ! surprise - je trouvai deux femmes qui sanglotaient, désespérées, anéanties. Etonné, j'hésitais à entrer.
Que se passait-il ? Quel drame intime les torturait ainsi ?
Elles me firent signe d'approcher.
J'apprenais que leur chagrin venait de questions raciales. N'étaient-elles pas Autrichiennes, en effet. Et l'Anschluss ne venait-il pas de se faire ? Je leur parlai longtemps pour chasser le monstrueux cafard qui les rongeait, je leur prodiguai des paroles de consolation, m'appliquant à leur faire voir le joli côté de la vie : comblées, n'avaient-elles pas tout pour elles : argent, talent, succès ?
Pendant notre longue conversation, tous les quarts d'heure, un chasseur de music-hall venait leur dire :
- Sa Majesté vous attend pour vous complimenter.
- Mais elles n'entendaient que les mots d'espoir qui pouvaient les consoler ; rien d'autre ne comptait pour elles que cela, et le monarque attendait.
Elles m'embrassaient, reconnaissantes. Je partis en les laissant moins inquiètes.
Elles allèrent alors vers la loge royale, et reprirent le masque de leur sourire.
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