Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XXV
C'est pour tourner "Geoffroy", son meilleur film comique, que Pagnol fit de moi un comédien
S'il me fallait conter les souvenirs sur Pagnol, surtout les histoires, les anecdotes qu'il improvise, les voyages qu'il a faits, les incidents qui lui sont arrivés, les comédies qu'il invente, les personnages qu'il crée, les mots qu'il trouve, les scènes qu'il vous détaille, il me faudrait tout un volume.
On l'écoute charmé, amusé. Avec sa petite pointe d'accent, les moindres choses prennent une couleur inattendue.
On est surpris d'avoir été sous le charme pour quelque chose d'aussi simple.
Les histoires de Pagnol.
Un jour, il me dit :
- Ecoute, Vincent, le dicton "n'avouez jamais" a raison. Ma grand'mère n'avait qu'une dent, mais elle avait 83 ans ; mon grand-père en avait 87. Quelle belle chose que le soleil ! Ça conserve.
Un jour, ma grand'mère lui dit :
- Vé! Tu as beau vouloir te faire passer pour un saint, tu as bien dû être un peu pistachier, quand tu étais jeune.
Il répondit, cynique et sincère :
- Ah! non, je te jure que je ne t'ai jamais trompée.
- Tu serais bien le seul.
- Jamais.
- Eh bien ! Tu as été bien fada, car tu étais beau à vingt ans. Je me rappelle que la voisine Babet te regardait avec des yeux de rascasse ! Tu ne t'en apercevais pas, tu devais être un peu jobastre !
Piqué au vif :
- Jobastre, peut-être pas tant que ça. J'avais compris qu'elle avait un petit quelque chose pour moi. J'avais vingt-cinq ans quand je l'ai embrassée une petite fois seulement dans l'escalier !
Aussitôt, ma grand'mère devint rouge de colère et, le traitant de voyou, de saligaud, de pistachier, lui sauta dessus et le mordit rageusement à la joue avec la seule dent qui lui restait.
- Tu vois, Vincent ! Le proverbe a raison "N'avouez jamais!"
Pagnol me fit tourner un film.
Marcel Pagnol me dit un jour :
- J'ai besoin de toi pour tourner un film. Je le regardai surpris.
- Je ne veux pas jouer un film. Si tu as besoin d'un compositeur, je t'en présenterai un, il sera bien content.
- Non, c'est toi qu'il me faut. Tu comprends, je veux tourner un film familial, un film d'amateurs. Nous y jouerons tous, moi je serai Phonse, mon frère sera le curé; Toé fera le paysan et toi, Geoffroy, le rôle principal.
- Si c'est comme ça, s'il s'agit d'un film familial, ça m'amuse et je suis ton homme.
Nous voilà tous partis pour Marseille. Arrivés dans le Midi, Pagnol me déclare - Tu sais, Vincent, j'aime mieux ne pas jouer, j'ai peur d'être mauvais. Je vais prendre Poupon pour me remplacer.
- Mais tu es fou, je ne veux pas accepter une telle responsabilité. Tu vas dépenser sept cent mille francs, et moi qui n'ai jamais tourné. Si, après, je te fiche le film par terre...
- Je te connais, Vincent ! D'abord, je suis sûr que tu ne flanqueras pas le film par terre, mais même si le film ne devait avoir aucun succès, le seul fait de t'avoir à l'écran, ça vaut pour moi largement sept cent mille francs.
J'étais flatté, certes, mais très ennuyé aussi.
Et je le fis tourner... en bourrique.
Nous partîmes cependant vers les collines aux environs de Marseille. Je tenais le rôle d'un vieux paysan qui avait vendu son verger et qui ne voulait pas quand même qu'on lui coupe ses arbres.
Sur une petite nouvelle en trois pages de Jean Giono, Pagnol avait écrit un vrai chef-d'œuvre. Il convient lui-même d'ailleurs que c'est son meilleur film comique.
Que de péripéties dans ce film ! J'avais de longues tirades. Je ne voulais pas les dire. Pagnol était dans une inquiétude continuelle.
Il avait beau insister pour que je recommence les scènes. Têtu, je m'y refusais obstinément, et chaque fois cela le faisait enrager.
Je me rappelle une scène où je devais menacer de me jeter du haut d'une maison de plusieurs étages. Comme cela me donnait le vertige, je refusais de m'approcher du bord. Pagnol devenait fou.
Enfin, il réussit à me faire tourner dans un film, mais moi, je l'ai fait tourner en bourrique.
Ce petit film eut un succès retentissant. Pagnol, aussitôt, me voulut dans d'autres rôles, mais je refusai.
- J'aime trop ma profession pour la quitter, je préfère la musique.
Et comme Raimu, Charpin et Pagnol insistaient pour me faire jouer un rôle dans Angèle, et comme je refusais toujours, Raimu, vexé, me dit de sa grosse voix
- Tout de même, ce n'est pas déshonorant d'être artiste !
- Non, certes, j'aime beaucoup les artistes, mais j'aime tellement la musique.
Et, depuis, malgré les offres nombreuses, je n'ai jamais rejoué.
Les pièces de théâtre de Marcel Pagnol touchent parfois au génie : elles ont été traduites et jouées dans presque tous les pays du monde.
Vincento Korda, le célèbre cinéaste, me confiait récemment, au cours d'un déjeuner intime :
- Marcel Pagnol est considéré en Amérique, et dans tous les pays du monde que je viens de visiter, comme le plus grand auteur dramatique de notre époque, son imagination est infinie.
Quand Pagnol vint au cinéma, ce fut une révélation et je dirai même une révolution. Il fut durement critiqué par les techniciens, qui lui reprochaient de faire du théâtre en conserve, en disant qu'il y avait trop de dialogue. Mais ce fut lui qui eut raison. Et parmi ses films il en est un, La Femme du Boulanger, qui se joue depuis sept ans sans arrêt à New-York, et Topaze qui restera comme un chef-d'œuvre.
Je suis fier d'être son collaborateur par ma musique.
Son œuvre et son nom, comme ceux de Molière, de Racine, de Shakespeare ou de Goethe survivront à travers les siècles.
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