Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre VIII
Au "Café de Paris", lieu sélect entre tous, je réussis à lancer les soupers chantants
Le Café de Paris était, en 1906, un des endroits les plus "chics" (un mot presque neuf alors, le dictionnaire venant seulement de l'adopter) de la capitale. Les soupers de minuit, tant par la somptuosité des mets qu'on y servait, que par le service lui-même (un maître d'hôtel et plusieurs garçons à chaque table épiant vos moindres désirs), y revêtaient, aux yeux du provincial que j'étais, un caractère vraiment impressionnant.
A peine entré, d'ailleurs, on était comme ébloui : sous les lustres à girandoles brillant de mille feux, tous les hommes en habit, monocle à l'œil, vous dévisageaient, l'air hautain. Du côté féminin, il y avait un tel étalage de joyaux sur les épaules nues, sur les coiffures à aigrettes ou à paradis qu'on se serait cru en plein conte de fées.
Traverser la salle sous le regard des faces-à-main braqués et des monocles vissés à l'œil était alors une sorte d'épreuve.
C'est dans cette atmosphère qu'un samedi soir, vers minuit, j'eus l'idée de venir souper avec Mme de Lilo, une grande vedette de l'époque, accompagnée par Octave Crémieux, le compositeur, et Digoudé-Diodet, éditeur, et de la faire inviter à chanter par la direction.
Un scandale.
J'étais très inquiet, ne sachant quel accueil la clientèle ultra-snob allait réserver à cette innovation hardie.
Ce fut un beau scandale ! Ces dames, choquées, chuchotaient toutes entre elles, assez contentes à part soi, peut-être à cause de la nouveauté de la chose, mais n'en voulant convenir pour rien au monde.
Mme de Lilo, ce soir-là, ne chanta pourtant qu'un couplet et le refrain d'une chanson intitulée "Prière", dont Octave Crémieux était l'auteur.
Il y en avait eu assez pour provoquer un remous dans l'assistance. C'était la première fois qu'on osait chanter dans un endroit aussi select, privilège jusque-là réservé aux beuglants de Montmartre où, depuis longtemps déjà, du Monico au Royal, une clientèle interlope venait sabler le champagne.
Le samedi suivant, cependant, l'élite de la capitale vint au Café de Paris, attendant avec curiosité ce qui allait se passer.
Mme de Lilo que nous accompagnions encore, osa, cette fois, chanter en entier "Quand l'amour meurt", une valse très en vogue de Crémieux.
Il n'y eut pas, ce soir-là, de manifestations, mais seulement quelques applaudissements discrets, du bout des doigts. La chose était acceptée, entrée désormais dans les mœurs de la haute société.
La Fornarina.
Dès lors, je présentai chaque samedi soir, au Café de Paris, une artiste espagnole qui chantait et dansait, nommée Fornarina, en souvenir de la célèbre maîtresse de Raphaël, aux portraits de laquelle elle ressemblait un peu, et qui obtint d'emblée un succès triomphal.
On avait autant de plaisir à l'écouter qu'à la regarder.
Hélas ! son succès devait être éphémère, car Fornarina, belle parmi les plus belles filles d'Espagne, mourut subitement peu de temps après. Nous en fûmes tous consternés.
Et, chose étrange, de Lilo devait, elle aussi, disparaître en pleine jeunesse, en plein succès.
Cette de Lilo possédait certainement une des plus belles voix que j'aie jamais entendues. Son registre s'étendait sur trois octaves et demi, depuis les notes les plus graves du contralto jusqu'aux plus aiguës du soprano. C'était un véritable phénomène vocal.
Les soupers fleuris de chez Paillard.
Piqué par le succès des soirées du Café de Paris, Paillard, propriétaire d'un restaurant des plus élégants, situé à l'angle de la rue de la Chaussée-d'Antin et du boulevard - en face du théâtre si parisien, dirigé alors par Porel et devenu depuis le cinéma Paramount - vint bientôt nous demander, à Octave Crémieux et à moi, d'organiser "les soupers fleuris et chantants de chez Paillard".
Mais une discussion éclata bientôt entre Octave Crémieux, qui composait des valses mélancoliques, et moi dont la préférence allait aux chansons gaies.
Crémieux affirmait que le public voulait, à minuit, écouter des chansons sérieuses. Je répondais :
- Gaies.
- Sérieuses, disait-il.
- Gaies.
Ce qui était bien naturel, en somme, chacun de nous défendait son genre.
Ce fut moi qui gagnai finalement ma cause devant Paillard. Et une jeune femme, du nom de Neuzillet, qui avait une voix ravissante, vint désormais chanter tous les soirs des chansons gaies, telles que "Tout en rose", "Ah ! si vous voulez d' l'Amour", "Chandelle est morte", etc...
Ce fut le début des tours de chant de minuit dans les endroits élégants, et c'est cela qui donna à Fischer l'idée d'ouvrir un cabaret.
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