Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XXII
Sous-préfet d'un matin, Yves Mirande préféra les Cafés à l'Administration
Si vous parlez théâtre avec ce drôle d'homme, vous êtes étonné du nombre formidable de revues, de pièces, de sketches qu'il a écrits dans sa vie.
Mirande est capable de refaire un sketch et quelquefois un acte à l'avant-scène. Assis dans son fauteuil pendant les répétitions, il improvise de nouvelles répliques et parfois un nouveau dénouement.
Un jour qu'il n'avait pas fini le rôle d'un acteur, celui-ci s'arrêta n'ayant plus de texte; Mirande lui dit
- Ben quoi, continue !
- Je n'ai plus de texte, réplique l'acteur.
- Mais voyons, tu es dans la peau du personnage. Parle ! Parle ! continue !
Le dernier bohème.
Il y a deux hommes en lui : un léger et un tendre, un bohème à l'esprit un peu fou et au cœur de bon papa, un sceptique et un sentimental, un poète et un réaliste, un coureur et un fidèle, un irraisonnable et un sage.
Mirande, avec sa voix grasseyante, ses bons yeux, son sourire, est l'homme le plus amusant, le plus distrait, le plus intéressant et le plus original que l'on puisse connaître.
C'est le bohème le plus curieux de Paris, et l'on peut dire que, lorsqu'il nous quittera, la bohème à Paris sera morte.
Si vous avez besoin d'un service, Mirande ne sait rien refuser. Il promet tout et toujours. Et le plus drôle, c'est que, si vous parvenez à mettre la main sur lui, sans qu'il glisse entre vos doigts comme une anguille, il tient parole.
Mais voilà, le difficile c'est de lui mettre la main dessus.
Est-il distrait, abstrait ou concentré ?
Il vous invite à déjeuner chez lui : vous arrivez avec un sourire enfariné ; il n'est pas là, mais vous le trouverez chez Maxim avec dix ou douze personnes qu'il a invitées au dernier moment et, chose extraordinaire, souvent même sans avoir un franc sur lui.
Comment paye-t-il ? Je ne sais pas. Il se débrouille, on a confiance, c'est un charmeur.
Il y a quarante ans environ de cela, il était alors naturellement très jeune, je le trouvai. à cinq heures du matin, assis sur un banc, boulevard de Strasbourg.
Je me demandais d'où il pouvait bien venir à cette heure-là. Je rentrais moi-même d'un gala nocturne aux Ambassadeurs. C'était à la belle époque.
Un étrange sous-préfet
Mirande me raconta alors que, nommé l'avant-veille sous-préfet dans une ville du Nord, il y avait été accueilli par toutes les notabilités de l'endroit : maître d'école, maire, conseillers municipaux.
Un déjeuner officiel avait suivi. Dans l'après-midi, le nouveau sous-préfet défit sa valise (il n'en avait apporté qu'une seule) dans la grande chambre tendue de damas rouge, puis, vers le soir, il décida de sortir pour prendre un apéritif dans un café voisin, comme il le faisait d'ordinaire à Paris.
Mais une secrétaire se précipita
- Monsieur le sous-préfet, vous n'y pensez pas, c'est impossible, vous ne pouvez pas aller au café, le protocole l'interdit.
- Oh ! oh ! dit Mirande, je n'ai pas droit au café ?
- Non, monsieur le sous-préfet.
- Mais être sous-préfet ne vous interdit pas d'aller au café à Paris ?
- Certainement pas, monsieur le sous-préfet !
- C'est bien !
Et refaisant sa valise, Mirande prit le train pour Paris.
On ne devait jamais plus le revoir dans sa sous-préfecture.
Il avait repris sa vie de bohème dans la capitale, et c'est ainsi que je le trouvai sur ce banc du boulevard de Strasbourg où il dégustait tranquillement sa liberté matinale.
Erreur n'est pas compte.
Un soir, me trouvant avec lui chez Fischer, Pizella, un ténorino chanteur de charme - il y avait déjà, à cette époque, des chanteurs de charme - susurrait une mélodie.
Mirande, un peu ironique, critiqua la façon de chanter du jeune homme. Une femme qui se trouvait à la table voisine, amoureuse des chanteurs de charme - il y en avait déjà à cette époque, des femmes qui aimaient les chanteurs de charme - froissée d'entendre critiquer le joli ténorino prit à partie Mirande :
- Monsieur, vous critiquez ce chanteur, mais on pourrait critiquer vos pièces aussi, vous n'avez pas écrit que des chefs-d'œuvre et certaines de vos revues sont bêtes et plates à faire pleurer.
Mirande encaissa le coup en riant, car c'est un homme d'esprit.
- Ah ! ah ! vous pouvez rire, on vous connaît bien, monsieur Rip !
Elle l'avait pris pour Rip.
En entendant ce nom qui était celui de son concurrent et rival, Mirande s'esclaffa
- Vous avez raison, Madame, je suis tout à fait de votre avis.
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