Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre IX
Devant les Grands-Ducs et les Princes, mes chansons furent créées dans la plus petite Boîte de Paris
Une petite boutique carrée, rue d'Antin. Aux murs, une tapisserie incolore. Un piano droit, une quinzaine de petites tables rondes entourées de tabourets, voilà le cabaret Fischer. Il n'y avait pas de chaises pour qu'on pût-circuler facilement.
Les tables, d'ailleurs, se touchaient. Le maître d'hôtel faisait des prodiges pour servir et passait d'une table à l'autre, le plateau à bout de bras, tendu vers le ciel.
Il rentrait son ventre, dérangeait les clients qui étaient serrés, comprimés, comme dans une boîte à sardines. Car, dans ce petit trou, l'on refusait du monde tous les soirs et, chose curieuse, parmi ces sardines empilées, se trouvaient parfois deux ou trois têtes couronnées, des princes, des grands-ducs.
Il semblait vraiment que tous les grands de la terre se fussent donné rendez-vous dans cette petite boutique qui, lorsqu'elle était bourrée, contenait soixante à soixante-dix personnes au maximum.
Les chants commençaient vers minuit un quart, quand la boîte était pleine et les bouteilles servies, et se terminaient à une heure du matin... Juste le temps de vider les bouteilles.
C'est Fischer lui-même qui annonçait solennellement les tours de chant en donnant de la main un grand coup sur le piano pour rétablir le silence.
Damia, Fréhel.
On applaudit chez Fischer : Damia, Fréhel, Gaby Montbreuse et, beaucoup plus tard, Lucienne Boyer à ses débuts.
Naturellement, les artistes étaient choisies, à la fois pour leur talent et pour leur allure, leur élégance naturelle. Toutes y furent d'une beauté peu commune.
Grande, élancée, avec des bandeaux de cheveux noirs comme l'aile du corbeau, et d'admirables yeux verts, la bouche saignante, les gestes harmonieux, Damia y triompha.
Mais que dire de Fréhel ?
Le visage délicat, d'une adorable pureté de lignes, sur un long cou, svelte, élancée, portant à ravir le travesti - mon Dieu, comme on peut changer ! - c'était alors une des plus jolies femmes, des plus originales de Paris, en même temps qu'une artiste incomparable.
Son répertoire, qui allait des chansons gaies aux romances sentimentales, tirait tour à tour, et grâce à son merveilleux talent d'interprète, rires ou larmes de ce public guindé, le plus difficile à émouvoir.
Recherchée, fêtée, spirituelle, splendide, gavroche, elle était la reine du lieu. D'elle on acceptait tout. Elle pouvait tout oser, et Dieu sait si elle osait! Elle lançait des boutades entre ses chansons. Elle avait toutes les audaces du titi mal élevé !
Voyant entrer, un soir, deux hommes, un gros et un très maigre, elle interpella ce dernier :
- Oh ! dis donc, mon pauvre vieux, on dirait que t'es vidé pour le remplir.
S'dressant un autre soir à la reine de R..., qui portait un énorme collier de perles autour de son cou, elle ne craignit pas de lui dire
- Eh bien ! ma vieille, tu ne crois pas que ton collier irait mieux sur mon cou que sur le tien ?
On se regardait, un peu gêné tout de même. La reine, cependant, sourit et répondit
- Quand vous aurez mon âge, vous en aurez peut-être...
Et Fréhel de répliquer, sans s'émouvoir
- Tu as raison, je ne suis pas encore assez moche pour avoir des bijoux!
Fréhel ne se doutait pas, en effet, et personne ne pouvait se douter alors, qu'elle deviendrait un jour cette forte femme que vous connaissez tous.
Gaby Montbreuse.
Gaby Montbreuse, qui venait après elle, était un vrai titi de Paris. Petite, le visage rond, haut en couleurs, elle chantait des chansons comiques avec un entrain endiablé et un rire très communicatif. Elle me créa "Le petit bouquet de réséda", qu'elle chantait, un petit bouquet à la main, en faisant semblant de trottiner. Mais, collée au mur, elle ne pouvait presque pas remuer. Il n'y avait pas de scène, en effet, pas même un tremplin, et de tous côtés des clients qui la coinçaient.
Je lui fis aussi une autre chanson : "Elle l'a perdu, la pauvre chérie, dans un taxi" qu'elle chantait grimpée sur une chaise.
Il n'y en avait pas une comme elle pour détailler ces couplets qu'elle accompagnait de gestes drôles. Gaby Montbreuse a marqué une époque de la chanson comique. Elle n'a pas été remplacée; elle communiquait le rire par son rire et la gaîté par sa gaîté. Bonne Gaby, partie trop tôt, toute jeune.
Quelle tristesse ! Combien de rires se sont éteints avec le tien !
Fischer, soi-même.
Enfin venait le tour du maître de la maison. Après le même coup de poing sur le piano, il annonçait, suivant une formule immuable :
- Mesdames, Messieurs, je vais essayer de vous chanter : "Si vous aimez les fleurs, vous aimerez les femmes !"
C'était une chanson que j'avais composée pour les Folies-Bergère, dans la revue de Rouvray et Lemarchand et que Fischer - qui avait à cette époque une voix de rêve - faisait reprendre en chœur par l'assistance.
Une chanson que les clients, pour s'amuser, lui réclamaient souvent, c'était : "Pour un peu d'amour", car, lorsqu'il annonçait cette chanson, son accent mi-grec, mi-anglais lui faisait dire : "Je vais vous chanter pour un pé d'amour."
Et chacun de rire sous cape.
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