Vincent Scotto
 
  
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________ 
Chapitre V
"Ah ! si vous voulez d' l'Amour" (chanson "pas carrée",  disait Karl Ditan) fut le triomphe de Mme Lanthenay 
Dès le lendemain  de mon arrivée à Paris, je fus présenté à Digoudé-Diodet, qui devait devenir  mon éditeur et mon ami. C'était un excellent homme qui m'accueillit fort  aimablement et me prêta un de ses studios, afin que je puisse jouer ma musique  aux artistes. 
J'apportais, en  effet, dans mes bagages, tout un lot de chansons nouvelles composées à  Marseille et que je brûlais d'entendre chanter. 
Dans ce lot, il  y en avait une surtout : "Ah ! si vous  voulez d' l'Amour", à laquelle je croyais avec obstination. Vous vous en souvenez  peut-être! 
Ah! si vous voulez d' l'amour 
N'attendez pas un jour, 
Cueillez l' bonheur qui passe, 
Car c'est le printemps,  
Profitez du moment,  
Allons! dépêchez-vous,  
Ou ça ne sera pas pour vous. 
 
  
Pourtant, dans  ma ville natale, elle n'avait pas eu l'heur de plaire . Un artiste alors célèbre,  mais aujourd'hui bien oublié : Karl Ditan. 
Une  chanson "pas carrée". 
Karl Ditan  présentait assez bien l'artiste de caf'conc' de l'époque : sûr de lui,  dictatorial, du moment qu'il avait obtenu quelques succès, parlant  emphatiquement, avec une certaine complaisance à s'écouter, brave homme au  fond, d'ailleurs. 
Dès qu'il m'eut  entendu, il me déclara d'un ton solennel  
- Mon cher,  cette chanson est impossible à chanter, elle n'est pas "carrée". Je lui répliquai  timidement : 
- Cependant...  je pense... il me semble...  
Mais, lui,  catégorique : 
- Inutile, je  vous dis que votre chanson n'est pas carrée. Impossible à chanter. 
Pas carrée : ces  deux mots sonnèrent longtemps à mes oreilles ; je me demandais ce qu'il pouvait  bien y avoir là-dedans de pas carré. 
J'avais beau  jouer ma chanson, compter les mesures, il me semblait qu'elle était toute  simple, assez populaire, et, contrairement à ce que m'affirmait Karl Ditan,  très carrée. 
Les  musiciens manifestent. 
Aussi, lorsque,  installé chez Digoudé-Diodet, je proposai cette chanson à l'exquise Mme  Lanthenay qui, destinée à faire plus tard une si belle carrière aux Variétés,  était pour lors grande vedette à la Scala, j'avais un trac fou et je pensais 
- Pourvu qu'elle  ne me dise pas qu'elle n'est "pas  carrée"...  
- Mais  un miracle dut s'opérer car, contrairement à Karl Ditan, Lanthenay parut emballée  par ma chanson qu'elle décida de créer tout de suite. 
Le jour de la  répétition à la Scala, j'étais au promenoir avec Mme et M. Christiné. Lorsque Lanthenay eut fini de chanter, tous les musiciens de l'orchestre se mirent à frotter avec  ensemble leurs pieds contre le parquet. Je me demandais bien pourquoi et  m'inquiétais déjà, craignant quelque ostilité, lorsque Christiné me dit : 
- Vous en avez  de la veine, Scotto. Les musiciens viennent de nous dire, à leur façon, que  votre chanson leur a plu ; et ces messieurs, gens difficiles, restent  quelquefois des années, savez-vous, sans accomplir pareil geste. 
De fait, dans ma  longue carrière, je ne devais plus jamais connaître un tel honneur. 
Le soir, à la  représentation, la chanson déchaîna l'enthousiasme du public. Le lendeman, tout  Paris la fredonnait. 
Elle devait  donner un essor nouveau à l'excellente Lanthenay qui reçut, à la suite de ce  succès, des propositions pour chanter dans les plus grands établissements de  province et même de l'étranger. 
On imagine mal,  en effet, l'aide considérable que peut apporter une chanson à un artiste. 
Ainsi, n'est-ce  pas "Parlez-moi d'amour" qui mit en  relief le talent de Lucienne Boyer, "Viens  Poupoule" qui fit de Mayol le plus populaire des artistes français, "En revenant de la Revue" qui faillit  transformer l'honnête Paulus en complice d'un coup d'Etat ? 
L'avis  de Paulus.  
Ce dernier,  précisément, se trouvait dans la salle, le jour de la répétition à la Scala ; et  comme j'allais m'en aller, il s'approcha de moi 
- Monsieur  Scotto, me dit-il, si j'avais été plus jeune, c'est moi qui vous aurais lancé  cette chanson. 
J'étais rouge de  confusion et de plaisir. Paulus n'était-il pas alors, en effet, le plus grand  artiste de caf'conc' ? 
J'avais assisté  quelques mois auparavant à sa représentation d'adieu au public marseillais,  dans une salle de la place Castellane. C'avait été du délire. 
Les spectateurs,  étreints par l'émotion à la pensée de ne plus revoir leur idole, criaient,  trépignaient. Certains avaient des larmes plein les yeux. 
C'était un peu  comme s'ils avaient été sur le point de perdre un être cher, un ami qui vous a  bercé et vous a donné du rêve. 
Beaucoup, massés à la sortie des artistes,  avaient attendu Paulus à la fin de la représentation et, se jetant sur lui,  l'embrassaient avec transport... 
  
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