Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XXX
Des histoires toulousaines de Pedro Gailhard à mes promenades romaines avec Tito Schipa
Je me souviens du temps où chaque samedi, au cours d'un déjeuner, nous nous réunissions avec quelques bons amis, dont André Antoine, Sofar, le banquier de la rue Lafayette, les frères Isola et Pedro Gailhard, qui fut pendant trente ans directeur de l'Opéra. Pedro Gailhard nous racontait la création de tous les grands ouvrages : Carmen, Faust, Sigurd, et tous les potins de coulisses de cette époque. C'était un convive plein d'agrément.
Il aimait rappeler qu'un jour Saint-Saëns, qui était un scholastique, entendant une sonate de Reyer, avait déclaré :
- C'est beau ! Il y a quelque chose là-dedans, quel dommage que ce soit si mal bâti !
La semaine suivante, Reyer assistait à une première sonate de Saint-Saëns, aux concerts Pasdeloup, et, comme on lui avait rapporté les paroles de Saint-Saëns, il déclarait à son tour :
- C'est bien bâti ; quel dommage qu'il n'y ait rien dedans...
La rosserie entre confrères existait déjà en ce temps-là.
Une histoire de sciatique.
Une autre fois, Pedro Gailhard racontait avec son bel accent toulousain qui roule les r impitoyablement
- Je chantais un fragment de l'opéra Joseph de Méhul, accompagné par Pasdeloup lui-même. C'était une représentation de grand gala à laquelle assistait la reine Victoria d'Angleterre.
À l'entr'acte, la reine nous reçut dans sa loge et nous félicita.
Tous deux, nous nous inclinâmes devant elle. Je me relevai, mais Pasdeloup restait courbé en deux. Je lui fis signe de se relever, car les compliments étaient terminés. Mais il ne pouvait plus se redresser et j'entendis tout à coup : "Aïe!". Il eut un mal inouï à se remettre debout, une crise de sciatique l'ayant foudroyé en deux.
Pauvre Pasdeloup ! Il se souvint longtemps de cette douloureuse et royale réception.
Une autre histoire de Pedro Gailhard
Rossini n'était pas d'accord avec Wagner. Au cours d'une soirée dans un salon, Rossini jouait du Wagner ; c'était affreux et faux ; Rossini, d'un ton innocent et blagueur, demanda au maître de la maison :
- Vous aimez cette musique ?
Le maître de la maison, ironique, lui dit :
- Je l'aimerais mais... cher maître, vous tenez la partition sens dessus dessous.
Et Rossini, malin, de répliquer :
- J'ai essayé de l'autre côté, c'est la même chose !...
Un geste cavalier de Caruso...
En 1906, j'avais fait quelques chansons pour Caruso. Caruso passait pour le plus fort chanteur mondial de cette époque; il avait été appelé en Amérique, où il lui arriva cette histoire :
Un jour, dans la rue, il avait frôlé avec sa main, d'une façon un peu cavalière, la partie la plus étoffée d'une dame. Les journaux s'emparèrent de ce geste et ce fut un scandale ; les revuistes le mirent en scène et ce geste lui fit, en Amérique et dans le monde entier, plus de publicité que son talent de ténor qui était pourtant très grand.
Tito Schipa qui, après Caruso, est considéré comme un des plus grands ténors du monde, me fit, en 1938, demander à Rome pour faire la partition et les chansons de son film Terre de feu.
J'ai le souvenir d'un homme agréable, intelligent, et qui chante avec un charme extrême les chansons napolitaines, évoquant pour moi les belles soirées de ce merveilleux coin de Naples, Santa Lucia.
J'éprouvais une immense joie à l'entendre interpréter. De plus, c'était un cicerone accompli.
Tito Schipa, cet homme charmant.
Un jour, au cours de nos promenades, il m'emmena chez Alfredo, un restaurateur de Rome vraiment extraordinaire. Sa spécialité était les macaronis double beurre. Lorsqu'il vous servait, il sortait de sa poche un couvert en or qu'il prenait spécialement pour cela. Il avait une maestria pour tourner les pâtes qu'il faisait voltiger à trente centimètres au dessus du plat, comme s'il jonglait avec.
Quand il servait une omelette flambée, il faisait éteindre les lumières et la portait comme un trophée à bout de bras au son d'une marche triomphale jouée par un violon et une guitare. Dans l'obscurité, on ne voyait plus que la flamme de l'omelette. C'était d'un eff et très théâtral.
Il découpait d'ailleurs également en musique.
Sur les murs de la salle du restaurant, se trouvaient de nombreuses photographies de hautes personnalités, artistiques, politiques et même de quelques souverains.
Un jour, Alfredo, cérémonieux, emphatique, grandiloquent, me dit en martelant chaque syllabe :
- Vous êtes de Paris, je vous connais. Donnez-moi votre photographie, je la mettrai là, et il me désigna d'un air solennel un emplacement où se trouvait déjà la photo d'une tête couronnée : celle d'Alphonse XIII.
Je n'y suis jamais allé voir depuis.
« Retour à la page d'introduction » |