Vincent Scotto

(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XXXI
Comment une de mes chansons ne réussit pas à attendrir les Jurés...
Mes souvenirs de Paris, les plus beaux, les plus récréatifs, les plus reposants, les plus émouvants aussi, ceux qui vous donnent des frissons de joie, ceux qui font du bien au cœur quand on y pense, ceux qui vous consolent de vieillir et dont on est fier de les avoir vécus, c'est Maurice Garçon qui me les a donnés.
- Il s'est donc passé des choses extraordinaires ?
- Non.
- Vous avez bataillé ensemble ?
- Non.
- Et alors, quoi ?
- C'est que nous étions jeunes tous les deux.
II venait d'être nommé avocat,
J'allais régulièrement chez lui où j'étais reçu comme si j'avais fait partie de la famille. Son violon d'Ingres : écrire des livres et des chansons.
Nous avons même écrit ensemble : "Cabotin", qui a été chanté par de très grands artistes.
Une voix qui prenait au ventre...
A cette époque, Maurice Garçon était avocat d'assises. Je suivais assez régulièrement ses plaidoiries qui étaient pour moi un vrai régal, car Maurice avait un talent d'orateur rare et une voix qui "prenait au ventre", comme on dit.
Or, un jour qu'il défendait un parricide tout jeune, au milieu de sa plaidoirie, quelle ne fut pas ma stupéfaction de l'entendre déclamer quelques mesures d'une chanson à moi; sa belle voix s'élevant dans le prétoire disait :
C'est nous les mômes, les mômes de la cloche,
Clochard's qui s'en vont sans un rond en poche,
Et Maurice, brodant sur ce thème, disait :
- Comment voulez-vous qu'avec des chansons pareilles qui donnent le mauvais exemple aux enfants, ils ne deviennent pas des voyous, des voleurs, des assassins...
J'en étais stupéfait, abasourdi. Je me sentais responsable et croyais presque que c'était moi qui avais tué le papa du parricide.
Ce jour-là, Maurice avait été particulièrement chaud et éloquent.
A la fin de sa plaidoirie, il eut un triomphe. La salle applaudissait à tout rompre.
Le président leva la séance. Ce fut un beau scandale.
Nous rentrâmes chez lui, son père nous attendait. Je le vois encore, si droit, si simple au milieu de sa bibliothèque bourrée de livres.
- Quel dommage, lui dis-je, que vous ne vouliez jamais entendre plaider votre fils !
Vous auriez eu, cet après-midi, une satisfaction extraordinaire.
Mais Emile Garçon, l'éminent professeur de droit criminel qui avait été le maître des plus grands orateurs de l'époque - il était le conseiller des ministres pour la rédaction des lois nouvelles -, me répondit sans s'émouvoir :
- Si le verdict n'est déclaré que demain matin, la plaidoirie ne sert à rien, car la nuit porte conseil et change les avis.
- Mais, cependant, j'étais près des jurés. Les accents enthousiastes de Maurice les ont bouleversés.
- Il n'y a pas douze jurés, monsieur Scotto, mais un seul, c'est celui qui parle le mieux et qui mène les autres. Vous verrez, vous verrez...
Je le quittai sur ces paroles sages.
Il avait raison. Le lendemain, le parricide fut condamné.
Maurice était déjà, à cette époque, mon ami.
Depuis tant de longues années, aucune ombre n'est venue ternir notre belle amitié, et j'en suis fier à juste titre.
« Retour à la page d'introduction » |