Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XI
En rajeunissant Polin, le gentil tourlourou, "La Petite Tonkinoise" empoisonna Mayol
Mayol était, en 1906, le chéri de tous les publics.
Quand il arrivait en scène avec son toupet blond et son petit brin de muguet à la boutonnière, la foule en délire trépignait. Il allait et venait, sautillant, accompagnant chaque mot et chaque phrase de gestes un peu efféminés.
"Viens Poupoule", fut la chanson qui lui donna sa plus grande popularité. Cette chanson avait été traduite par Christiné d'un refrain allemand "Komm Karolin".
Le public ignore, en effet, parfois, quand une chanson devient très populaire qu'elle lui arrive d'un pays étranger.
Qui croirait que"Viens Poupoule" est un air allemand ?
De même, les Allemands ignorent que "Sous les Ponts de Paris", qui a été un de mes plus grands succès populaires, en Allemagne, est un air français.
Mayol me créa plusieurs chansons : "Ah ! si vous voulez d' l'Amour", "Lorsque l'amour vous guette", "Elle prend le Boulevard Magenta", "Elle vendait des petits gâteaux".
Mais il m'en voulut longtemps de ne pas lui avoir donné "La Petite Tonkinoise", car le public qui confond volontiers les créateurs d'une chanson, la lui réclamait sans cesse.
Cela le mettait hors de lui.
Ne me déclara-t-il pas un jour, furieux comme il me rencontrait, en sortant de scène :
-Voilà votre œuvre, Scotto, vous pouvez être content ! Vous aurez rajeuni Polin de dix ans et vous empoisonnez ma vie!
Il se vengea, d'ailleurs, en oubliant de mentionner mon nom dans ses mémoires.
Polin, le gentil "tourlourou".
Polin, en effet, à cette époque, était à son déclin.
"La Petite Tonkinoise" lui avait redonné une nouvelle popularité.
C'est à lui que je confiai, plus tard, "Mademoiselle Rose" :
Ah ! Mademoiselle Rose
J'ai un petit objet à vous offrir
Ah ! c'est quelque chose
Qui vous fera plaisir.
C'était un homme exquis, avenant. J'ai gardé de lui un souvenir des plus affectueux. Le public, d'ailleurs, lui-même ne s'y trompait pas.
Dans le tour de chant, le caractère personnel de l'artiste transparaît à chacun de ses gestes, à chacune de ses phrases. Troupier naïf, en culotte rouge, à basanes, avec un petit képi posé de travers sur sa tête ronde, le rire communicatif, il entrait en scène sans autre accessoire qu'un mouchoir à carreaux s'échappant de sa poche et, tout de suite, commençait à chanter, presque immobile, détaillant avec beaucoup de finesse sa chanson.
Personne ne savait comme lui glisser avec légèreté sur le trait scabreux, esquiver le mot trop vif sans cependant laisser perdre une intention, mais aussi sans jamais insister sur un effet.
Cet art parfait, tout en nuances, convenait à merveille à une voix ni très forte, ni très étendue, mais d'une extrême souplesse.
Et Polin, chaque fois, remportait un triomphe.
De la Manufacture des Gobelins à l'Alcazar d'Eté.
Il avait d'abord été élève à la Manufacture des Gobelins, puis, après un passage à l'Eden-Concert, était devenu la coqueluche de l'Alcazar d'Eté, des Ambassadeurs, de la Scala.
Longtemps, il devait rester, avec Yvette Guilbert, la figure la plus représentative et la plus aimée du café-concert. Ce qui ne l'empêcha d'ailleurs jamais de se montrer avec chacun affable, doux et modeste, et, contrairement à certaine vedette qui, au lendemain du lancement d'une de mes chansons venait me dire en fanfaronnant : "Eh bien ! mon petit, tu as vu ce que j'en ai fait de ta "salade!" (chanson)", Polin, souriant, me disait gentiment :
- Ah ! Scotto, je vous remercie, vous m'avez donné une si bonne chanson !
Pour les fous que nous sommes, ces mots font plus de bien au cœur que toutes les fortunes du monde. Merci, Polin !
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