Vincent Scotto
(Les mémoires de Vincent Scotto) © S.T.A.E.L. 5, rue Causette, Toulouse 1947 _____________________________
Chapitre XIII
Le jour où elle devint vedette, "Mistinguett" entra en esclavage
Le spectateur qui, tranquillement assis dans son fauteuil, écoute chanter un artiste, peut difficilement imaginer l'effort physique qu'il faut à celui-ci pour "sortir" un son, surtout dans les notes aiguës.
Si ce spectateur se trouvait assez près du chanteur, il pourrait voir les contorsions de son visage, les muscles de son cou se tendre, le forçant, dans les notes aiguës, à faire de véritables grimaces.
Un artiste qui vient de chanter plusieurs chansons est fatigué comme un ouvrier qui a effectué un travail pénible.
Quant aux grandes vedettes, obligées de tenir la scène près d'une heure, ou aux chanteurs d'opéra, on peut les comparer à des sportifs disputant un match, exténués par leur performance.
Ce sont, comme les vedettes sportives, de véritables phénomènes, et beaucoup même sont obligées, à leur sortie de scène, de rester un long moment allongées dans leur loge.
Tour de chant.
La vedette du tour de chant est seule devant le public. Elle n'est pas présentée. Elle arrive comme un bolide au milieu de la scène. Il lui faut, après sa première chanson, qui dure trois minutes environ, "avoir le public avec elle" et forcer les applaudissements.
Or, songez que dans nos chansons, nous disons tous à peu près la même chose, surtout s'il s'agit d'amour, et que lorsque la vedette apparaît, on vient déjà de répéter trente ou quarante fois ce qu'elle va vous raconter elle-même.
Ajoutez à cela la crainte qu'une chanson ne porte pas sur le public, le souci de la mémoire lorsqu'on lance une chanson nouvelle, l'inquiétude que procure un petit enrouement ou certaines notes qui ne sont pas bien sorties. Tout cela crée une espèce d'angoisse dont l'artiste ne se débarrasse qu'en sortant, et qui ajoute encore à la fatigue de l'effort physique fourni.
Que de vedettes sont venues me voir, terrorisées par la crainte de perdre leur voix ou même simplement parce qu'elles devaient chanter étant un peu enrouées.
C'est une véritable obsession. Toute la journée, elles ne pensent qu'à cela, en faisant des exercices : "hum... hum...", "ma pipe", "ma pipe", pour faire sortir les syllabes en appuyant sur le mot "pipe".
Et dire que des gens croient que c'est là un métier de paresseux. Ils n'ont, certes, ceux-là, jamais travaillé aux côtés d'une vedette.
Une journée de Mistinguett.
Laissez-moi plutôt vous raconter une journée de Mistinguett alors qu'elle répétait une revue de Michel Carré à la Scala. J'arrivais chez elle le matin, à huit heures. Déjà levée depuis plus d'une heure, ayant fait sa culture physique, elle prenait son bain. Pendant ce temps, dans le salon voisin, je lui chantais ma chanson qu'elle écoutait. Sitôt habillée, elle répétait avec moi.
A dix heures, nous partions pour la Scala. Elle habitait déjà au 24, boulevard des Capucines, et pendant le trajet en taxi, accompagnée par une guitare, nous répétions encore. Et certes, les promeneurs ne se doutaient pas que dans cette auto qui filait devant eux, Miss chantait
C'est nous les mômes, les mômes de la cloche,
Clochard's qui s'en vont sans un rond en poche.
À la Scala, répétition de danse jusqu'à midi, retour au boulevard des Capucines. La petite table nous réunissait pour déjeuner, et le manuscrit à portée de sa main, je lui faisais répéter son rôle. Elle me disait
- Cherchons une réplique meilleure. Et nous cherchions ensemble.
A quatorze heures trente, répétition d'ensemble à la Scala.
Et il lui fallait encore recevoir les journalistes qui réclamaient une interview… les photographes.
A dix-huit heures, essayage. Un essayage est quelque chose de très important, très long, très fatigant, car Miss n'a jamais eu moins de six changements dans une revue, quelquefois douze.
Le soir, elle allait jouer une revue à La Cigale, car elle n'avait pas terminé son contrat.
À minuit, enfin, elle pouvait rentrer chez elle pour recommencer le lendemain. À moins que frictionnée, bouchonnée, démaquillée, remaquillée, il ne lui fallût s'habiller de nouveau, mettre tous ses bijoux et aller se montrer, dans quelque gala, quelque fête ou quelque boîte de nuit pour sa publicité personnelle et celle de la revue ; car on doit se montrer... pour la publicité.
Et cela me rappelle une anecdote : un jour, en Avignon, j'écoutais chanter Alibert. Il avait un succès fou : le public lui réclamait sans cesse de nouvelles chansons.
Sa mère, qui se trouvait dans la salle, inquiète et affolée de voir son fils très fatigué, essayait de faire cesser les applaudissements qu'Alibert tenait tant à entendre. Debout, tournée vers la salle, elle s'était écriée :
- Il est fatigué, mon pauvre petit, arrêtez-vous !
Qui saura jamais ce que contient de tendresse et d'amour le cœur d'une mère !
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